Le Dinoblog

La paléontologie dans tous ses états, par l'équipe du musée des dinosaures

De la pelle du 18 juin au débarquement de Normanniasaurus

Le 9 octobre 2013 par Jean Le Loeuff

C’était un jour vers la fin du siècle dernier où un petit bout de falaise avait dégringolé sur la plage du côté de Bléville, près du Cap de la Hève. Le jeune Pierre Gencey qui passait par là, pelle sur l’épaule, y reconnut nombre de morceaux d’os fossilisés et s’en fut les apporter à Espéraza, au musée des dinosaures où il fouillait alors. Bon, les circonstances de la découverte furent un peu plus épiques et Pierre n’avait pas de pelle, et c’était plutôt en juillet, mais Pierre vous racontera ça si vous le lui demandez, et il faut bien justifier  un peu mon titre.

A peine un petit quart de siècle plus tard – les impatients trouveront peut-être ça un peu long mais qu’ils se souviennent que le savoir sans patience est comme une ombre sans lumière, et aussi que patience et longueur de temps font plus que force ni que rage ; j’en ai d’autres en stock pour les irréductibles… A peine un petit quart de siècle plus tard donc,  le tas d’os de Pierre (car il est question d’os fossilisés) vient de recevoir une identité tout ce qu’il y a de plus officielle : l’animal s’appelle dorénavant Normanniasaurus genceyi, en hommage à son découvreur et à son terroir, Normannia étant une ancienne appellation de la Normandie. Les flaubertistes s’émouvront car Bouvard et Pécuchet folâtrèrent dans ce coin lorsqu’ils se crurent géologues, mais bien entendu ils ne trouvèrent rien et surtout pas d’os de Normanniasaurus…  En revanche un certain M. Bucaille tomba il y a bien longtemps (à la fin du siècle d’avant le siècle dernier) sur une vertèbre de la queue d’un sauropode qu’Eric Buffetaut devait décrire en 1984 : la vertèbre provient aussi de Bléville, et il est fort probable qu’elle appartienne, sinon à Normanniasaurus, du moins à un de ses proches cousins.

Vertèbres caudales de Normanniasaurus genceyi

Car Normanniasaurus, en un mot comme en cent, est un sauropode, une bestiole dont la longueur devait frôler le double-décamètre. Il vivait au début de l’Albien, il y a environ 110 millions d’années, une période plutôt pauvre actuellement en ossements de dinosaures, du moins en Europe. On connaît une poignée d’os de sauropodes contemporains en France, surtout dans le nord-est : certaines vertèbres trouvées dans l’Oise par l’Abbé de Lapparent au lendemain de la deuxième guerre mondiale peuvent être rapprochées de Normanniasaurus ; d’autres par contre appartenaient à plusieurs autres sauropodes bien différents. Cette fin du Crétacé inférieur est actuellement un trou noir dans notre connaissance de l’évolution des dinosaures de l’archipel européen et Normanniasaurus y apparaît comme un petit rayon de lumière. Un jour sans doute quelqu’un tombera sur un grand gisement albien qui éclairera tout ça mais pour l’instant l’Albien, c’est le brouillard…

Evocation de Normanniasaurus dans le brouillard albien (d’après Michel Fontaine) ; son doux visage, hélas, reste mystérieux.

Quant à Normanniasaurus il est connu par plusieurs dizaines d’ossements et de fragments d’os provenant d’un même squelette : ces restes sont suffisants pour avoir une assez bonne idée de sa position phylogénétique, au sein des titanosaures primitifs. Pour lui tirer le portrait ce sera plus compliqué puisqu’aucun os crânien  n’a été découvert : avis aux chercheurs d’os qui écument la côte.

Les Normands exultent car leur déjà riche panthéon dinosaurien (voir ici) s’accroît encore, mais qu’ils ne la ramènent pas trop : leurs dinosaures vivaient sans doute dans la proche Bretagne, mais leurs cadavres transportés par des cours d’eau vinrent couler au fond de la mer peu profonde qui recouvrait la Normandie. Normanniasaurus aurait donc pu s’appeler Breizhosaurus, mais celui-là je le garde pour une prochaine occasion…

 

PS1 : Un grand merci à Pierre Gencey pour sa patience et pour sa clairvoyance : avoir fait don de sa découverte au Muséum du Havre  a permis cette (longue) étude. Un fossile conservé dans une collection particulière ne peut en effet servir à établir une nouvelle espèce.

PS2 : La dernière demeure de Normanniasaurus a été fixée par son inventeur au Muséum d’histoire naturelle du Havre, où vous pourrez l’admirer dès le mois d’avril. Des moulages des principaux éléments seront présentés au Musée des Dinosaures dès les vacances de la Toussaint.

 

Référence : Jean Le Loeuff, Suravech Suteethorn & Eric Buffetaut, 2013. A new sauropod from the Albian of Le Havre (Normandy, France). Oryctos 10, 23-30.

 

 

 

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Publié dans : Sauropodes

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1 Réponses pour “De la pelle du 18 juin au débarquement de Normanniasaurus

  1. [...] C’était un jour vers la fin du siècle dernier où un petit bout de falaise avait dégringolé sur la plage du côté de Bléville, près du Cap de la Hève.  [...]

  2. Pierre Gencey dit :

    Merci Jean pour cet article. Comme il faut inventer des mythes et – absolument – conserver ton superbe titre alors disons que j’avais bien une pelle ce jour-là (il faut toujours en avoir une sur soi) et que c’était un 18 juin même si, c’est vrai, il faisait beau comme en juillet et que j’avais plutôt besoin d’une civière pour le transport. J’ose espérer passer un jour à Espéraza pour conter cette histoire.

    Bravo en tous les cas pour ce travail et cette publication. Surtout, un très grand merci pour ce nom soigneusement sélectionné : je ne parle pas de l’espèce (ce serait un grave manque de modestie), mais du genre, pour la Normandie. J’imagine un certain combat intérieur difficile et toute l’horreur consistant à admettre que cette charmante grosse bête, après une vie heureuse et bien remplie en Bretagne laisse finalement sa carcasse dériver et franchir le Couesnon. Attention à la jurisprudence, il faudrait quand même regarder de très près la position du Couesnon au Crétacé.

    Heureusement, la tête reste un mystère et d’aucuns parmi les plus rancuniers peuvent imaginer le pire pour ce dinosaure normand. De mon côté, je vais continuer à grenouiller dans le coin… Mes amitiés à toute l’équipe d’Espéraza.