Le Dinoblog

La paléontologie dans tous ses états, par l'équipe du musée des dinosaures

Dans son petit cirque, le personnage de Boby Lapointe ne voulait pas rencontrer la femme tronc, il voulait jouer de l’hélicon ! Dans l’arène du cirque paléontologique, beaucoup se sont essayés à jouer de l’Helicoprion. Mais qu’ont en commun l’hélicon et l’Helicoprion (et au passage l’escargot Helix, le trichoptère Helicopsyche et l’hélicoptère) ? Ils portent tous une hélice quelque part, mais celle de l’Helicoprion est bien difficile à localiser comme nous allons le voir.

Avant qu’Helicoprion ne porte son joli nom, Sir Arthur Smith Woodward, dont on peut découvrir son implication dans la découverte des poissons baleines et le portrait (ici) décrivit un étrange fossile provenant du Carbonifère d’Australie composé de dents disposées en arc de cercle.

Le fossile australien décrit par A.S. Woodward en 1886

Woodward considéra que cet élément était une épine située à l’avant d’une nageoire d’un requin. Cette assertion peut paraître étrange à quiconque ne passe pas ses journées à étudier des poissons fossiles, mais elle ne l’est pourtant pas. Aujourd’hui encore des requins et des raies possèdent des épines fichées à l’avant de leurs nageoires dorsales (qui peuvent être venimeuses, chez les raies pastenagues par exemple) et beaucoup d’espèces éteintes en possédaient également. Les épines de requins, tout comme leurs dents, sont beaucoup plus résistantes que leur squelette cartilagineux, et sont donc beaucoup plus facile à fossiliser. Mais Woodward était surpris par la courbure du fossile. En élargissant sa comparaison avec des espèces très éloignées des requins, comme les poissons chats par exemple, il considéra finalement que ce fossile était un morceau d’épine situé non pas sur le dos de l’animal mais à l’avant des nageoires pectorales.

Des épines pectorales de poissons chats actuels (2 et 3), d’un pachycormiforme du Crétacé (4) et épine dorsale d’un requin du Crétacé (5) ayant servi de comparaisons dans l’étude de Woodward

Quelques années plus tard, en 1899, le géologue russe Alexander Karpinsky donna le nom Helicoprion pour un spécimen ressemblant à celui décrit par Woodward, mais plus complet. Les « denticules » étaient disposés le long d’une file spiralée formant plusieurs tours sur elle-même. Si cette structure géométrique est plutôt commune chez les ammonites et les gastéropodes, elle est exceptionnelle chez des vertébrés et bien difficile à localiser dans le corps sans avoir à disposition un fossile de l’animal complet, ce qui était malheureusement le cas. Et c’est là que ça devient rigolo. Où était donc fixée cette spirale de dents ? Karpinsky, dans un premier temps, considéra que la spirale dentée devait être portée sur le museau de l’animal. Cette reconstitution, qui semble montrer un Helicoprion jouant de l’hélicon, fut rapidement et raisonnablement vite abandonnée, même par son auteur.

La reconstitution d’Helicoprion selon Karpinski (1899) et Obruchev (1953) (d’après Lebedev, 2009)


Puis la spirale quitte à nouveau la tête pour être placée au bout de la queue ou à la place de la nageoire dorsale. Si ces déménagements anatomiques peuvent sembler bizarres, c’est que les chondrichthyens, les poissons cartilagineux, ont des écailles qui ont la même structure que leurs dents, et elles peuvent former de véritables épines qui se développent en différents endroits du corps, en particulier chez les requins paléozoïques. Il n’était donc pas irréaliste de placer ces structures sur la tête ou sur le dos du poisson. Mais la version « au-bout-de-la queue » touche aux limites de l’imagination.

Au début du 20ème siècle, alors que des fossiles d’Helicoprion étaient découverts dans différents endroits du monde dans des roches du Permien et du Carbonifère (de 360 à 250 millions d’années), la plupart des spécialistes s’accordèrent pour placer la spirale dans la mâchoire inférieure et dans la région symphysaire, c’est-à-dire à l’endroit où les 2 demi-mâchoires se rencontrent. Mais l’orientation de la spirale et l’allure de la gueule restaient discutées.

La reconstitution d’Helicoprion selon Long (1995) (d’après Lebedev, 2009)


La majorité des reconstitutions montrent donc des poissons à l’allure de requins avec, au bout de leur mandibule, un renflement contenant la spirale de dents. On considère généralement qu’il n’y avait pas de dents similaires à la mâchoire supérieure et que l’Helicoprion se nourrissait de mollusques au corps mou en les sectionnant à l’aide de cette véritable « scie circulaire ».

La reconstitution d’Helicoprion (d’après Lebedev, 2009)


Il y eut encore quelques esprits frondeurs qui n’acceptèrent pas cette reconstitution. Constatant que les dents des spirales ne présentent généralement pas de dommage et que cette espèce d’appendice mandibulaire devait être très peu hydrodynamique, les chercheurs en charge de la reconstitution d’Helicoprion au Smithsonian National Museum of Natural History à Washington ont suggéré que la spirale de dents était située dans la gorge du requin plutôt que sur la bordure de la gueule. Vu de l’extérieur, notre poisson paraît alors presque normal, mais il suffit qu’il ouvre la bouche pour qu’on découvre la plus étrange des mâchoires !

Reconstitution d’Helicoprion par Mary Parrish sous la direction de Robert Purdy, Victor Springer et Matt Carrano (ici). Notez les dents de la spirale dans la gorge de l’animal

Mais voilà qu’en ce début 2013 Helicoprion fait encore l’actualité. Dans un article récemment publié par les Biology letters, Leif Tapanila, le conservateur du Musée d’histoire naturelle d’Idaho aux USA, décrit avec ses collaborateurs un spécimen d’Helicoprion qui apporte plein d’informations nouvelles. Le fossile, déjà étudié en 1966, a cette fois-ci été passé au CT scan (un système d’imagerie par rayon-X qui permet de reconstituer virtuellement des volumes). L’intérieur de la roche contient des fragments de cartilage calcifié (qui constitue le squelette des requins et de leurs cousins) qui permettent de reconstituer une partie de la gueule de l’animal.

Le fossile d’Helicoprion tel qu’il est visible à la surface de la roche (a et b). CT scan du spécimen qui montre une partie du palais (le palatocarré) en vert, la mandibule (le cartilage de Meckel) en bleu et les cartilages labiaux en rouge (c et d). © Tapanila et al. 2013

Que voit-on ? Comme suggéré dans les reconstitutions récentes, la spirale de dents est portée par la mâchoire inférieure, mais elle n’est pas située au bout d’une fine mandibule allongée ni placée au fond de la gorge. Elle occupe au contraire toute la longueur de la gueule. La spirale, d’autre part, est maintenue latéralement par de gros cartilages labiaux qui « guident » la croissance de l’organe. Enfin, une partie du palais (techniquement parlant le palatocarré) est conservé et montre qu’il était soudé à la boîte crânienne. Ce qui n’est peut-être qu’un détail pour vous, mais qui veut dire beaucoup, c’est que le palatocarré n’était pas libre mais fusionné à l’endocrâne. Et ce type de structure est plutôt rare chez les vertébrés : on le rencontre chez les tétrapodes (amphibiens, reptiles, oiseaux, mammifères, donc nous compris) et chez un groupe de poissons cartilagineux cousins des requins, les chimères. C’est évidemment de ce dernier groupe qu’on peut rapprocher Helicoprion.

Le crâne de la chimère Hydrolagus colliei, conservé dans la Wesleyan Osteology Collection, Georgia, USA (ici) . On note que la mâchoire supérieure et le palais sont fusionnés à la boîte crânienne, ce qui donne à notre poisson un petit air de mammifère ou d’oiseau

 

Voilà, le mystère de la spirale d’Helicoprion est en partie résolu. Il reste bien sûr à découvrir des fossiles plus complets pour voir, par exemple, à quoi ressemblait l’allure générale du corps. Mais déjà, la tête assez particulière de ce poisson peut être reconstruite avec une certaine précision. L’illustrateur Ray Troll, qui a une passion pour Helicoprion et pour les chimères en général, propose la reconstitution suivante.

La reconstitution d’Helicoprion de Ray Troll d’après les données nouvelles de Tapanila et al (2013)

Disposition de la spirale de dents. Notez que les nouvelles dents se forment à l’intérieur de la bouche. Les dents de plus en plus petites qui s’enroulent à l’intérieur de la spirale correspondent aux dents formées lorsque le poisson était plus jeune, donc plus petit. Contrairement aux requins, Helicoprion ne perdait donc pas ses dents avec l’âge, il les enroulait à l’intérieur de sa mandibule ! © Ray Troll

Et pour terminer, toujours de Ray Troll, admirons la parade des reconstitutions d’Helicoprion de sa découverte à nos jours. Un véritable cirque !

Références

Lebedev, O. 2009. A new specimen of Helicoprion Karpinsky, 1899 from Kazakhstanian Cisurals and a new reconstruction of its tooth whorl position and function. Acta Zoologica, 90: 171-182. 10.1111/j.1463-6395.2008.00353.x

Tapanila, L., Pruitt, J., Pradel, A., Wilga, C., Ramsay, J., Schlader, R., Didier, D. 2013. Jaws for a spiral-tooth whorl: CT images reveal novel adaptation and phylogeny in fossil Helicoprion. Biology Letters. 10.1098/rsbl.2013.0057

Woodward H. 1886 On a remarkable ichthyodorulite from the Carboniferous series, Gascoyne, Western Australia. Geol. Mag. 3, 1–7. (doi:10.1017/ S0016756800144450)

 

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Publié dans : Histoire de la paléontologie,Histoire des reconstitutions,Poissons fossiles,Requins fossiles

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2 Réponses pour “Je veux jouer de l’Helicoprion, pon pon pon pon – Un requin au cœur de l’actualité”

  1. Alan Pradel dit :

    Petite précision anatomique: Chez Helicoprion, la mâchoire supérieure (palatocarré) n’était pas « encore » fusionnée au crâne, contrairement aux holocéphales actuels (chimères). Elle était connectée au crâne en 2 points précis: à l’avant (articulation éthmoïdienne) et à l’arrière de l’orbite (articulation palatobasale), comme chez les holocéphales souches paléozoïque. Cette disposition de la mâchoire inférieure préfigure la condition qu’on retrouvera « plus tard » chez les holocéphales actuels, et on retrouve une « trace » de cette articulation primitive pour les holocéphales chez des embryons de chimères actuelles.

  2. Lionel Cavin dit :

    Au temps pour moi, merci Alan.
    Helicoprion pouvait rire à s’en décrocher la mâchoire des gags de « Toto au Permien »!

  3. [...] Dans son petit cirque, le personnage de Boby Lapointe ne voulait pas rencontrer la femme tronc, il voulait jouer de l’hélicon ! Dans l’arène du cirque paléontologique, beaucoup se sont essayés à jouer de l’Helicoprion.  [...]