Le Dinoblog

La paléontologie dans tous ses états, par l'équipe du musée des dinosaures

Bousculade chez des dinosaures carnivores

Le 13 mai 2013 par Lionel Cavin

Il y a quelques années trois des dinoblogueurs, accompagnés d’autres collègues, ont publié une liste mise à jour des vertébrés découverts dans des couches du Crétacé du sud est du Maroc, cette fameuse région qu’on appelle les Kem Kem (Cavin et al., 2010). Cette liste est assez longue… Les sédiments accumulés dans ce qui était alors des fleuves et des deltas ont fourni plus de 50 espèces de vertébrés continentaux (terrestres, aériens et d’eau douce), ce qui fait de cette faune une des plus diversifiées au monde pour l’étage que l’on nomme le Cénomanien (entre 100 et 94 millions d’années). Parmi les bestioles trouvées il y a des requins, des dipneustes, des cœlacanthes, des poissons à nageoires rayonnantes (ou actinoptérygiens, désolé le français ne possède pas de mot plus simple pour qualifier ce groupe), des amphibiens, des lézards, des serpents, des tortues, des crocodiles, des ptérosaures, des dinosaures et peut-être même un morceau d’oiseau. Il ne manque à ce carnaval des animaux que les mammifères pour avoir un bestiaire représentatif de cette période. Bon, c’est vrai, la majorité de ces organismes ne sont connus que par des petits morceaux et rares sont les squelettes découverts en connexion anatomique, c’est-à-dire avec tous leurs os préservés bien comme il faut et là où il faut. Mais depuis Cuvier et sa méthode de subordination des organes et corrélation des formes, tout paléontologue qui se respecte est capable de reconstituer un animal entier à partir d’un fragment de son squelette. Alors nous, les rogatons, ça nous suffit !

La faune de vertébrés des Kem Kem contient des espèces aquatiques, terrestres et aériennes. Chaque silhouette représente une espèce différente.

Une particularité de cette faune, qui avait déjà intrigué les paléontologues Dale Russel et Michael Paesler 2003, est le fait que les morceaux de dinosaures carnivores semblent surreprésentés par rapport aux morceaux de dinosaures mangeurs de plantes (remarquez l’ellipse qui évite le terme d’herbivore dans la mesure où l’herbe, en tout cas celle que l’on connaît aujourd’hui composée essentiellement de graminées, n’existait tout simplement pas au Crétacé). C’est bizarre car dans tout écosystème en équilibre, il y a plus de mangeurs de plantes que des mangeurs de viande pour des raisons évidentes de stabilité de la pyramide trophique (imaginez un peu une pyramide en équilibre sur sa pointe). Cette situation a fait dire au paléontologue britannique Gareth Dyke (2010) qu’on était peut-être en présence, avec cette faune, d’un cas limite du fameux principe d’actualisme tant vanté par Charles Lyell (ce principe stipule que le monde actuel est un bon modèle pour comprendre les mondes passés, la fameuse formule  « le présent est la clé du passé ».) Il n’y aurait peut-être donc plus d’équivalents actuels de l’écosystème des Kem Kem  !

 

Une pyramide trophique classique avec peu de prédateurs en haut, beaucoup de proies au milieu et plein d’herbe en bas. © www.yksd.com

Mais voilà, il y a un hic. La grande majorité des fossiles découverts dans cette région du Maroc, qu’ils aboutissent sur la cheminée d’un amateur ou, de préférence, dans les réserves d’un musée, sont découverts par des habitants de la région. Ce n’est généralement pas une passion pour la paléontologie qui les pousse à chercher les fossiles, mais bien une nécessité économique. La falaise qui contient les fossiles est ainsi percée de tunnels qui pénètrent parfois sur plusieurs dizaines de mètres à l’intérieur de la montagne. Les « prospecteurs » suivent les filons, comme ils les nomment, c’est-à-dire des niveaux de microconglomérats contenant beaucoup de fossiles. Les accidents, parfois fatals, ne sont pas rares. En plus du drame humain, cette activité est aussi dommageable pour la science car les fossiles découverts ne sont pas associés aux informations indispensables à leurs utilisation scientifique complète, telles que leurs positions stratigraphique et géographique, et souvent les spécimens ne sont pas extraits dans des conditions optimales. Ils n’en demeurent pas moins souvent exceptionnels par leur préservation en trois dimensions et de très nombreux nouveaux taxons ont été décrits sur la base de ces fossiles.

Entrée d’un tunnel pour l’exploitation des « filons » fossilifères. © P. Wagneur et L. Cavin

Alors que faire ? Une chose simple : aller sur place et rechercher des fossiles sans effectuer de tri parmi les spécimens collectés. Nous nous sommes donc rendu sur le terrain en 2012 et nous avons ramassé tous les fossiles de vertébrés que nous trouvions en les situant dans l’espace (les deux dimensions de la géographie et la troisième, celle de la stratigraphie, qui correspond au temps). Le blog de cette mission est consultable ici. La majorité de ces découvertes ne sont pas exceptionnelles : il s’agit d’écailles, de fragments d’os et de dents. Mais ce sont ces petits fragments qui vont nous permettre de tester l’hypothèse d’une surabondance des dinosaures carnivores.

Quelques fossiles découverts lors de la prospection en 2012. © P. Wagneur

Emilie Läng, qui effectue au muséum d’histoire naturelle de Genève un post-doctorat sur ce thème, a analysé ces données et les premiers résultats viennent d’être publiés dans la revue Palaeogeography, Palaeoclimatology, Palaeoecology. Lorsqu’on examine de manière globale l’origine des fossiles, on constate que près de 95% d’entre eux proviennent d’espèces aquatiques ou semi-aquatiques, requins, poissons osseux, crocodiles et tortues notamment. Cela signifie que le paléoenvironnement où se sont déposés ces sédiments était aquatique, probablement les chenaux d’un grand delta. Concentrons-nous sur les dinosaures qui sont représentés essentiellement, à part quelques fragments d’os, par des dents complètes ou fragmentaires.

 

Proportions des différents groupes de vertébrés découverts en 2012. On constate que les poissons (en orange) et les requins (en bleu) dominent. Parmi les dinosaures, les théropodes (en rouge) sont beaucoup plus abondants que les sauropodes (en noir, en haut du graphique) qui sont les seuls dinosaures mangeurs de plantes découverts. Läng et al., 2013.

Et là, c’est très clair : les dents des dinosaures carnivores sont beaucoup plus abondantes que celles des dinosaures herbivores. Parmi les carnivores, ce sont les dents de spinosaures qui dominent. Les spinosaures font partie d’une famille bien connue de dinosaures carnivores reconnaissables à leurs dents coniques et à leur mâchoire allongée, des caractéristiques typiques des prédateurs de poissons. Certains d’entre eux possédaient également une sorte de voilure dorsale, très développée chez le Spinosaurus d’Afrique du Nord, parfois flanquée d’une échancrure comme chez Ichthyovenator du Laos présenté dans le Dinoblog ici. En accord avec leur régime alimentaire, Romain Amiot de Lyon et ses collègues (2010) ont montré que le signal isotopique des dents de spinosaures correspondait à celui des animaux semi-aquatiques plutôt qu’au signal d’autres dinosaures franchement terrestres. L’abondance des spinosaures dans les Kem Kem pourrait donc simplement s’expliquer par le fait qu’ils faisaient partie de la faune aquatique, celle qu’on retrouve majoritairement dans ces sédiments. Mais cette explication ne suffit pas car à côté des dents de spinosaures les dents d’autres dinosaures carnivores, tels les gros Carcharodontosaurus et de plus petits dromaeosaures sont bien plus abondantes que les dents d’herbivores. Il faut donc trouver une autre explication.

 

Quelques dents de Spinosaurus découvertes lors de la mission de 2012. © P. Wagneur

Imaginons un dialogue entre Zénon et, disons, Gustave :

Gustave: Est-ce que les dents ont été transportées dans un cours d’eau avant de se fossiliser ? Zénon : Probablement oui, pour les dinosaures terrestres en tout cas, puisque le milieu de dépôt est plutôt aquatique.

Gustave : Est-ce qu’un tri s’effectuait dans le cours d’eau selon la forme et la taille de dents des dinosaures, ce qui aurait pu augmenter la proportion des dents de carnivores ?

Zénon : Non, car en comparant les tailles des fragments de dents découverts, on ne détecte pas de cause qui « favoriserait » les dents des carnivores.

Gustave : Est-ce que l’émail des dents de carnivores serait plus résistant que celui des mangeurs de plantes, favorisant ainsi leur préservation ?

Zénon : Bof, on ne sait pas trop, mais il n’y a pas vraiment de raison de penser que oui.

Gustave : Bon, alors est-ce que les dinosaures carnivores perdaient plus souvent leurs dents que les autres ?

Zénon : Probablement pas, c’était même plutôt le contraire à ce qu’il semblerait.

(Cette discussion est une adaptation assez libre de la discussion figurant dans l’article de Läng et al., 2013)

 

Il faut donc bien se rendre à l’évidence : si on observe une surabondance de dents de dinosaures carnivores, c’est probablement que ceux-ci étaient en surabondance ! Voilà une première étape de franchie. Il reste maintenant à découvrir quelles sont les caractéristiques paléoenvironnementales de cet assemblage, notamment en étudiant plus précisément la sédimentologie, un travail en cours. Il faudra également qu’on s’intéresse à la taille des spécimens des différentes espèces découvertes car il semble, à première vue, que les individus géants soient surreprésentés dans cette faune. Mais là aussi, méfions-nous de « à première vue »…

Une hypothèse de travail est d’expliquer la surabondance des dinosaures carnivores en considérant que cet environnement semi-aquatique était très instable, ne permettant pas l’installation d’une végétation pérenne et des animaux végétariens qui lui sont généralement associés. L’abondance des poissons et autres vertébrés semi-aquatiques devait par contre attirer les prédateurs qui s’en nourrissaient, court-circuitant ainsi la chaîne alimentaire. Voilà pourquoi, vraisemblablement, les dinosaures carnivores se bousculaient dans cet environnement.

 

Articles scientifiques

Amiot, R., Buffetaut, E., Lécuyer, C., Wang, X, Boudad, L., Ding, Z., Fourel, F., Hutt, S., Martineau, F., Medeiros, M.A., Mo, J., Simon, L., Suteethorn, V., Sweetman, S., Tong, H., Zhang, F., Zhou, Z., 2010. Oxygen isotope evidence for semi-aquatic habits among spinosaurid theropods. Geology 38, 139–142. (doi: 10.1130/G30402.1)

Cavin, L., Tong, H., Boudad, L., Meister, C., Piuz, A., Tabouelle, J., Aarab, M., Amiot, R., Buffetaut, E., Dyke, G., Hua, S., Le Loeuff, J., 2010. Vertebrate assemblages from the early Late Cretaceous of southeastern Morocco: An overview. Journal of African Earth Sciences 57, 391–412. (doi: 10.1016/j.jafrearsci.2009.12.007)

Dyke, G.J., 2010. Palaeoecology: Different dinosaur ecologies in deep time? Current Biology 20, R983–R985. (doi: 10.1016/j.cub.2010.10.001)

Läng E., Boudad L., Maio L., Samankassou E., Tabouelle J., Tong H., Cavin L. Unbalanced food web in a Late Cretaceous dinosaur assemblage. Palaeogeography, Palaeoclimatology, Palaeoecology. In press. Available online: ici

Russell, D.A., Paesler, M.A., 2003. Environments of Mid-Cretaceous Saharan dinosaurs. Cretaceous Research 24, 569–588. (doi: 10.1016/S0195-6671(03)00072-7)

Documents sur le patrimoine paléontologique au Maroc

Boudad et al. 2012. Une meilleure connaissance des sites paléontologiques pour une meilleure valorisation : l’exemple des Kem Kem. 4ème Rencontre sur la Valorisation et la Préservation du Patrimoine Paléontologique RV3P3, Kénitra.

Läng et al. 2012. Les Kem Kem : un patrimoine à cultiver ou à pétrifier ? 4ème Rencontre sur la Valorisation et la Préservation du Patrimoine Paléontologique RV3P3, Kénitra.

Articles, blogs et site web

La SESNE (Société d’Etude des Sciences Naturelles d’Elbeuf) a organisé en 2008 une expédition pluridisciplinaire dans le sud-Marocain. Son blog : ici

Le blog réalisé lors de la mission de 2012 par le Muséum de la Ville de Genève et soutenu par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (n°129923) : ici

Un article dans Futurasciences qui présente le projet : ici

Pellegrini, B., Läng, E., Cavin, L. & Wagneur, P. 2012. Les géants des Kem Kem. Revue d’histoire naturelle « Espèces », 6 : 36-43.

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Publié dans : Afrique,Paléobiodiversité,Théropode

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3 Réponses pour “Bousculade chez des dinosaures carnivores”

  1. Fontaine Michel dit :

    On pourrait penser que les Spinosaures perdaient plus souvent leurs dents :-) !
    Plus sérieusement, il y a peu de chance que les animaux des savanes actuelles, la plus part « herbivores », laissent la moindre trace fossile de leur passage sur terre.
    En revanche les fonds de rivières abonderont de restes de crocodiles et parfois de zèbres ou de Gnous, les malchanceux victimes de noyade ou plus souvent de l’appétit des prédateurs, comme on ne connaîtra rien des dinosaures des montagnes ou de ceux qui détestaient se baigner.

  2. Alexandre Lomaev dit :

    Bonjour.

    Est-ce que ces dinosaures carnivores peuvent être de passage? Profitant par exemple de la remontée en eau douce de paléo-saumons? Après tout les ours ne sont pas à priori des spécialistes du poisson mais profitent de l’aubaine de centaines de saumons à moitié crevés remontant les cours d’eau.

    • Lionel Cavin dit :

      Oui, pourquoi pas. Ce qui est étonnant, cependant, c’est que les dents de spinosauridés sont très abondantes dans des couches qui s’étendent sur de très grandes surfaces au Maroc, mais également dans tous les pays d’Afrique du Nord entre le Maroc et l’Egypte. Cette association entre les spinosaures et les poissons serait donc plus qu’un simple comportement opportuniste. Nous sommes également en train de comparer l’évolution de ces dinosaures carnivores et celle de certaines lignées de poissons pour voir si on peut détecter des points communs dans leur histoire évolutive. J’espère pouvoir vous parler de ces observations dans le DinOblog dans quelques temps…

  3. [...] Il y a quelques années trois des dinoblogueurs, accompagnés d’autres collègues, ont publié une liste mise à jour des vertébrés découverts dans des couches du Crétacé du sud est du Maroc, cette fameuse région qu’on appelle les Kem Kem (Cavin et al.,…  [...]