Le Dinoblog

La paléontologie dans tous ses états, par l'équipe du musée des dinosaures

Le twist du poisson des basses eaux

Le 12 février 2014 par Lionel Cavin

« Les animaux à pattes marchent et les animaux à nageoires nagent ! »

Voilà un poncif qui mérite d’être déconstruit. Occupons-nous ici des animaux à nageoires, les poissons. Certes, la majorité d’entre eux nage en se propulsant par des ondulations de leur corps ou de leur queue, ou par des mouvements synchronisés de leurs nageoires. Mais on connait des poissons qui marchent et même qui s’aventurent hors de l’eau comme les périophtalmes (les mudskippers des anglophones), des anguilles ou certains poissons chats.

 

Un couple de périophtalmes (Periophthalmus barbarus) prenant l’air. © Bjørn Christian Tørrissen.

Ceux qu’on oublie généralement sont les poissons qui marchent dans l’eau, ou plutôt sur le fond de l’eau. Les champions de la marche aquatique ne sont pas les cœlacanthes, comme on l’espérait lorsqu’on considérait ces poissons être à l’origine des tétrapodes. Non, les véritables champions se trouvent chez les baudroies, les plus baroques des vertébrés selon moi. Il y a notamment les poissons grenouilles (les Antennariidae), dont vous pouvez observer un couple en promenade sur le fond de l’océan ou ces impressionnantes scènes de chasse (regardez la séquence jusqu’à la capture du poisson plat !), et les poissons chauves-souris (les Ogcocephalidae), dont ce joli exemplaire trottinant sur le fond de son aquarium. Certains poissons cartilagineux ne dédaignent pas se déplacer sur le substrat plutôt que de nager en pleine eau, comme par exemple ce requin chabot, Hemiscyllium halmahera, découvert en 2013. Remarquez que la majorité des poissons marcheurs utilisent principalement leurs nageoires antérieures, ou nageoires pectorales.

Ces exemples sont peut-être anecdotiques car ils ne concernent qu’une poignée d’espèces éparpillées çà et là dans l’histoire évolutive des poissons. On ne reconnaît en général qu’une seule grande et véritable transition de la nage vers la marche, celle qui s’est produite il y a plus de 360 millions d’années et qui fut à l’origine de tous les tétrapodes terrestres (dont certains retourneront dans l’eau plus tard). Le passage du milieu aquatique au milieu terrestre est maintenant bien documenté par une série de fossiles comme, du plus ichtyen au plus tétrapodien (mais sans suggérer une filiation directe entre ces taxons), Eusthenopteron, Panderichthys, Tiktaalik, Acanthostega et Ichthyostega.

Reconstitutions d’Ichthyostega. (© L. Cavin)

 

Ces animaux sont parmi les plus naturalisés qui soient (je n’entends pas par là que leurs ossements pétrifiés puissent être taxidermisés d’une quelconque manière, mais je fais allusion à leur présence fréquente dans les colonnes de la revue scientifique Nature.) Par exemple chaque partie du corps d’Ichthyostega, son crâne, ses vertèbres, ses doigts, ses membres et mêmes ses oreilles ont eu droit à un traitement particulier. En 2012, Stephanie Pierce et ses co-auteurs nous annonçaient qu’Ichthyostega ne pouvait pas se déplacer comme le font les salamandres, en se tortillant latéralement, car sa ceinture pelvienne (postérieure) ne pouvait pas supporter le poids du corps et les articulations de ses membres ne permettaient pas les mouvements nécessaires à ce type de marche (une histoire racontée sur le Dinoblog ici). Il est probable qu’Ichthyostega se déplaçait essentiellement dans l’eau, mais lorsqu’il se hasardait à faire une escapade sur terre, peut-être se déplaçait-il à la manière d’un périophtalme, voire à la manière d’un phoque (phoque léopard traversant une rue à Rio de Janeiro) comme le montre l’étude de sa colonne vertébrale (Ahlberg et al. 2005). Il semblerait donc qu’une des faiblesses de ces animaux « intermédiaires » (s’ils sont intermédiaires à nos yeux, ils ne l’étaient pas aux yeux de leurs contemporains) est leur bassin un tantinet faiblard. Il faut rappeler ici qu’ils ont hérité ce bassin de leur ancêtre ichtyen qui n’utilisait pas vraiment ses nageoires pelviennes pour se propulser et qui possédait des os pelviens petits et indépendants de la colonne vertébrale. Tout est donc joué ? Non, car la paléontologie, comme Les Pardaillan est pleine de rebondissements.

Le dernier est dû à Tiktaalik, dont le nom signifiant « grand poisson des basses eaux » nous vient de l’Inuktitut et le squelette nous vient du Nunavut, pays où l’on parle le Inuktitut (et qui est situé incidemment au Nord-est de l’Amérique du Nord.) L’animal a été décrit dans ses grandes lignes par Daeschler et al. (2006), puis ses nageoires pectorales par Shubin et al. (2006), puis son endocrâne par Downs et al. (2008), … Mais dans ce saucissonnage, il manquait un des bouts de l’animal, celui situé à l’opposé de la tête. En décembre 2013, on nous présente enfin la ceinture et les nageoires pelviennes de Tiktaalik (Shubin et al. 2013). Et c’est bien intéressant car si la forme générale de l’os, la position très postérieure de l’acétabulum (la facette articulaire dans laquelle se fiche la tête du fémur) et l’absence d’attache entre la ceinture et la colonne vertébrale (rôle assuré par les vertèbres sacrées chez les tétrapodes) sont de type « poisson », la ceinture est proportionnellement de grande taille et très robuste. Ce sont là des indications que l’animal pouvait reposer le poids de son corps sur ses nageoires arrière (en tout cas dans l’eau), voire même les utiliser dans ses déplacements sur les fonds vaseux. Tiktaalik, le poisson que la destinée condamnait à nager entre deux eaux, s’affirme être sur la voie de la tétrapodie avec ses nageoires bien campées sur le sol. Ne réduisons plus les êtres à nageoires à des nageurs et les êtres à pattes à des marcheurs !

 

Comparaison d’Acanthostega (en haut), de Tiktaalik (au milieu) et d’Eusthenopteron (en bas.) Si la forme de la ceinture pelvienne de Tiktaalik ressemble à celle du poisson, sa taille relative est comparable à celle du tétrapode. (© PNAS, Shubin et al. 2013)


 

Voilà donc Tiktaalik doté de hanches bien charpentées. En profitait-il pour danser le twist au son de Strudiella (quelle que soit la nature de cette bestiole…) au fonds des mares ? Peut-être, mais c’était une danse incertaine, comme celle de Lll dans L’Oncle aquatique d’Italo Calvino, hésitant entre le monde de l’air et celui de l’eau.

 

Ahlberg, P.E., Clack, J.A. & Blom, H. 2005. The axial skeleton of the Devonian tetrapod Ichthyostega. Nature 437, 137-140

Daeschler, E, B., Shubin, N.H. & Jenkins, F.A. 2006. A Devonian tetrapod-like fish and the evolution of the tetrapod body plan. Nature 440, 757-763 doi:10.1038/nature04639

Downs, J.P., Daeschler, E, B., Jenkins, F.A. Shubin. The cranial endoskeleton of Tiktaalik roseae. 2008. Nature 455, 925-929 doi:10.1038/nature07189

Pierce, S. E., Clack, J.A and Hutchinson, J.R. 2012. Three-dimensional limb joint mobility in the early tetrapod Ichthyostega. Nature, 486, 523–526

Shubin, N.H.Daeschler, E, B.& Jenkins, F.A. 2006. The pectoral fin of Tiktaalik roseae and the origin of the tetrapod limb Nature 440, 764-771 doi:10.1038/nature04637

Shubin, N.H.Daeschler, E, B.& Jenkins, F.A. 2006. Pelvic girdle and fin of Tiktaalik roseae. PNAS, 111: 893–899, doi: 10.1073/pnas.1322559111

 

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Publié dans : Evolution,Poissons fossiles

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