Le Dinoblog

La paléontologie dans tous ses états, par l'équipe du musée des dinosaures

L’antilope qui barétait comme un hadrosaure

Le 1 avril 2016 par J.L. Hartenberger & J. Le Loeuff

Une antilope fossile découverte au cœur de l’Afrique portait une crête sagittale en S, caisse de résonance à ses meuglements. Elle est le premier mammifère qui révèle une telle particularité anatomique qui jusqu’ici n’avait été observée que chez certains dinosaures, les hadrosaures lambéosaures. Comme chez ces derniers, en soufflant et bramant au travers de cette excroissance caverneuse, les sons ainsi modulés permettaient d’exprimer aussi bien des cris d’amour que des invitations à partager des herbages de qualité, à moins qu’ils ne préviennent de la présence de rôdeurs mal intentionnés.

Les Bovidés Alcéphalinés ou antilopes bubales ont longtemps prospéré sur tout le territoire africain du Cap jusqu’à Alger, et encore aujourd’hui on en connaît plusieurs genres et espèces. Ce sont des herbivores de la savane de plus de 100 kg, à l’arrière-train bas, l’échine inclinée surmontée d’une tête étroite au profil chevalin, pourvue de cornes déjetées vers l’arrière. Nul doute qu’elles ont été un gibier recherché, au point que leur aire de répartition s’est réduite comme peau de chagrin au fil de l’expansion démographique des humains. Alors qu’elles étaient présentes dans toutes les savanes d’Afrique, ces derniers millénaires et leurs chasseurs bipèdes ont été fatals à plus d’une espèce. C’est le cas de Rusingoryx atopocranion, signalée dans les couches du Pléistocène récent (40 000 ans) de l’ile de Rusinga du Lac Victoria (Kenya) par Martin Pickford et Hervé Thomas en 1984 sur la foi d’un fragment de crâne : base du crâne, région occipitale et frontale avec la cheville osseuse droite. Les auteurs de ce signalement avait alors déduit de la forme des nasaux que probablement l’animal était pourvu d’une courte trompe.

La poursuite des recherches dans ce haut lieu de la préhistoire a permis récemment de découvrir dans un chenal fossile de rivière où elles ont péri, pas moins de 6 crânes très complets de Rusingoryx jeunes et adultes, et de faire cette reconstitution d’un animal de belle allure.

Rusingoryx atopocranion dans son milieu. Illustration Todd S. Marshall

Cette trouvaille d’animaux des deux sexes, des jeunes et des adultes, était une invitation à en faire une étude précise de l’anatomie et de l’ontogenèse de cet organe. Les chercheurs se sont aperçus alors grâce à des clichés scanner que les ajustements entre les différents os de la tête participaient à la construction d’une crête sur le sommet du crâne de Rusingoryx, et ménageaient des espaces creux, des sinus jamais jusque là observés chez aucun autre mammifère.

Sur les images qui suivent se dessinent les contours de cette cavité qui forme un S et court du fond de la gorge à la pointe des naseaux, formant un renflement sur le sommet du crâne.

Profil droit du crâne de Rusingoryx apotocranion (échelle4 cm) et cliché scanner qui montre la forme en S du conduit qui faisait caisse de résonnance (d’après O’Brien et al)

 Après avoir écarté l’hypothèse que ces cavités pouvaient être le siège d’organes de thermorégulation ou des auxiliaires faisant tampon lors des assauts entre mâles et qui les protégeaient de dégâts cérébraux irréparables, en approfondissant leur étude, les chercheurs ont conclu que chez ces animaux proches des bubales actuels ces corps caverneux ossifiés servaient d’amplification des sons : ce sont des herbivores qui vivaient dispersés dans de vastes espaces découverts et devaient absolument communiquer, soit à la période des amours, soit pour signaler des ennemis, des points d’eau ou des herbages délicieux.

Au vu du trajet en S de cette longue cavité, il est probable que c’étaient des sons basse fréquence et donc longue distance que l’animal barétait. Il se trouve que la forme de l’organe du Rusingoryx évoque celle d’instruments à vent aujourd’hui disparus des orchestres de musique classique : au temps de Gluck c’était un cornet de contrebasse qui portait le nom de serpent, remplacé au 19ème siècle par le cor de basse puis l’ophicléide et le tuba. Tous émettaient des sons graves.

Jamais jusque à ce jour n’avait été signalé chez un Mammifère une telle particularité anatomique. Mais il se trouve que certains Dinosaures Hadrosaures sont pourvus de telles crêtes sagittales, en particulier le genre Hypacrosaurus du Crétacé supérieur du Montana et du Canada (75 à 65 ma). Et il a été envisagé que les cavités ménagées étaient elles aussi des ophicléides qui servaient à amplifier et moduler les cris de ces animaux qui eux aussi vivaient en troupeaux dispersés dans les prairies arborées, comme les bubales fossiles du Kenya, mais près de 70 millions d’années plus tôt. Ces espaces n’étaient pas alors parsemés de bosquets d’acacia, mais de pinèdes et ginkgos.

Dès lors il est apparu intéressant de comparer de près le mode de construction de cette crête caverneuse chez le reptile et le mammifère. Dans les deux cas, les chercheurs ont à disposition du matériel fossile d’adultes des deux sexes et d’individus juvéniles. Dès lors il est possible d’apprécier quels os du crâne sont impliqués dans la formation de la crête de l’un et de l’autre, et comment elle se construit au cours de la croissance de ces animaux, pour juger des ressemblances et différences entre le reptile et le mammifère. On est là en présence d’un cas de convergence évolutive remarquable, et si l’on ne peut espérer comparer précisément chez les 2 espèces les mécanismes évolutifs et quels gènes de développement agissent et quand, la géométrie et la disposition des os, leur mode développement et de construction de des ophicléides de l’un et l’autre qu’ils portent sur le sommet de la tête montrent bien des similitudes.

Ressemblances dans le développement ontogénétique du bombement des os nasaux chez les Antilopes Alcephalinés et les Hadrosaures Lambeosaurinés. Echelle 4 cm.
A et B Rusingoryx juvénile (12 à 16 mois) et adulte. Chez le jeune, le bombement affecte les nasaux au niveau de l’orbite, alors que chez l’adulte c’est la partie frontale et dorsale qui est déformée.
C et D Hypacrosaurus juvénile et adulte. Chez ces Dinosaures Hadrosaures on a le même type de développement ontogénétique qui assure la formation de la crête qui fait caisse de résonnance. En jaune le trajet de l’air (comparer avec Rusingoryx).
Echelle 4 cm. Abréviations: Fr, frontal; Jg, jugal; Lac, lacrymal; Mx, maxillaire; Na, nasal; Occ, occipital; PMx, prémaxillaire; PrF, préfrontal; Q, carré; Sq, Squamosal. .

Pour le moment les données ne sont que préliminaires. Mais il ressort de ces premières études que à 70 millions d’années de distance, le reptile et le mammifère ont usé des mêmes subterfuges de développement pour édifier un organe qui a même fonction ! Les mêmes os sont impliqués dans la construction de cet organe en forme d’ophicléide, et qui plus est leurs modes de développement au cours de la croissance du stade juvénile à l’âge adulte sont très comparables, quasi similaires, suivent la même progression. Faut-il conclure que la Nature manque d’imagination ? Pour ma part, je la qualifierai de très bonne archiviste et qui sait garder la mémoire des plans de certains organes, même les plus inusuels. Elle est donc très économe.

Reste à imaginer quels sons barétaient l’un et l’autre. Pour l’antilope c’est ici. Et pour les cris d’Hadrosaure, je passe la parole à notre ami Jean Le Loeuff.

Lequel avoue son inquiétude quant au vocabulaire à adopter présentement. Les hadrosaures barétaient-ils ? Le chameau blatère, et le hibou hue, nous susurra jadis un poète, et l’on sait bien que la pie jacasse ou que le geai cajole. Mais l’hadrosaure ? Ou le tyrannosaure ?

Un autre poète, moins inspiré peut-être, conta que le plésiosaure miaulait, que le labyrinthodonte coassait, que le diplodocus rugissait, que le stégosaure bêlait aussi, que le ptérodactyle rauquait, que le compsognathe aboyait, que l’iguanodon grondait et que l’ichtyosaure bêlait encore…

Mais si Jean-Louis Hartenberger nous dit que les hadrosaures barétaient, pourquoi ne pas le suivre ? Qu’était-ce donc que ce barètement crétacé ? Déjà, il était l’apanage d’un groupe d’hadrosaures, les lambeosaurinés, qui ajoutaient au bec de canard caractéristique de la famille des crêtes pittoresques sur leurs crânes. Lesdites crêtes étaient creuses, et formaient donc des sortes de tubes reliant les narines à la gorge de l’animal par des chemins contournés. Depuis les travaux de David Weishampel sur le sujet l’on considère que ces structures permettaient à leurs possesseurs d’émettre des sons modulés de basse fréquence (entre 50 et 350 Hz). Ca tombe bien, l’oreille interne des lambéosaurinés leur permettait de capter ces basses fréquences (de 20 à 3000Hz ; pour mémoire notre oreille perçoit les sons entre 20 et 20000 Hz, enfin la mienne nettement moins mais c’est une autre histoire…). Les sons de basse fréquence se propagent très loin quel que soit l’habitat, forestier ou ouvert, et la localisation de leur source est délicate ; ce moyen de communication ne permettant pas aux prédateurs de localiser la source du son pourrait avoir représenté un avantage sélectif pour les lambéosaures. Et incidemment fait enrager les pauvres tyrannosauridés incapables de retrouver les émetteurs de ces vocalises irritantes que l’on peut écouter ici (il s’agit du barètement de Parasaurolophus): ici

Références :

O’Brien et al., Unexpected Convergent Evolution of Nasal Domes between Pleistocene Bovids and Cretaceous Hadrosaur Dinosaurs, Current Biology (2016), ici

Weishampel, D.B. (1997). Dinosaur cacophony: inferring function in extinct organisms. Bioscience 47, 150–159.

 Pour tout savoir : ici

Inscription : ici

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Facebook Twitter Email

Publié dans : Afrique,Mammifères fossiles

Les commentaires et les pings ne sont pas autorisés.

3 Réponses pour “L’antilope qui barétait comme un hadrosaure”

  1. Petrovna dit :

    Restons prudents quant à la qualification de ces mystérieux barissements. Il arrive qu’on se trompe énormément.

  2. BlackWinny dit :

    Cette tentative de reproduction du barètement d’un Parasaurolophus (dernier lien de l’article) semble avoir été faite avec un violoncelle avec une réverbération électronique (ou logicielle) entre le microphone captant l’instrument et le traitement audio créant le fichier (donc à la création du sample). Je ne sais pas si c’est vraiment ainsi qu’a procédé celui qui a créé cet enregistrement, mais si c’est bien le cas l’idée d’utiliser un violoncelle (et une légère reverb, bien que peut-être réglée de façon un peu trop importante, on a l’impression que l’animal est plus dans une grotte que dans une savane) n’est pas bête quand on sait comment se propage physiquement le son dans la caisse de résonance d’un violoncelle (et d’une double-basse).

  3. [...] Une antilope fossile découverte au cœur de l’Afrique portait une crête sagittale en S, caisse de résonance à ses meuglements.  [...]