Le Dinoblog

La paléontologie dans tous ses états, par l'équipe du musée des dinosaures

L’étude des vestiges des mondes disparus conduit parfois les paléontologues à de singulières interrogations. C’est ainsi que quelques collègues nord-américains ont choisi d’élucider une mystérieuse tendance crétacée, celle des ankylosaures américains à se fossiliser sur le dos. Rappelons que les ankylosaures sont un grand groupe de dinosaures herbivores dont le dos est caparaçonné d’os dermiques, à l’instar des tatous d’aujourd’hui. En 1970 un vétéran de la collecte de dinosaures, Charles M. Sternberg (1885-1981), membre éminent d’une éminente lignée de chasseurs de dinosaures, avait observé que « presque tous » les squelettes d’ankylosaures collectés par ses soins étaient fossilisés sur le dos, alors que la plupart des dinosaures sont préservés sur le flanc ou sur le ventre. En Mongolie en revanche, les innombrables squelettes de Pinacosaurus, l’ankylosaure local, sont généralement fossilisés le ventre en bas, ce qui constitue à première vue une curieuse divergence.

Comment expliquer cette tendance de l’ankylosaure américain à se fossiliser à l’envers ? Et d’abord est-ce statistiquement prouvé ou ne serait-ce qu’une légende urbaine circulant dans les laboratoires canadiens et étatsuniens ? Pour répondre à cette légitime question, Jordan C. Mallon et ses co-auteurs ont d’abord repris toutes les données de terrain sur les 36 squelettes d’ankylosaures découverts dans l’Alberta, riante province du Canada riche en céréales et en dinosaures. Ils ont dû admettre que 26 de ces squelettes, soit 70% de l’échantillon disponible, avaient été fossilisés ventre en l’air, confirmant la remarque de Sternberg. Cette première étape franchie, restait à expliquer le pourquoi de cette étrange particularité.

Un squelette d’Edmontonia ventre en l’air

Notons ici que quelques grands savants ont déjà par le passé tenté d’apporter des explications à ce fait inexplicable. Ainsi du Baron Nopcsa, fameux paléontologue hongrois de Roumanie, qui avança en 1928 l’hypothèse dite de l’ankylosaure maladroit. Selon lui le Scolosaurus étendu sur le dos qu’il étudia se serait, suite à une mauvaise chute et un roulé-boulé, retrouvé les quatre fers en l’air. Et là, tel une malheureuse tortue accidentée, il aurait dépéri jusqu’à ce que mort s’ensuive…

C’est encore notre excellent Baron qui proposa une seconde hypothèse, celle du carnivore taquin : dans ce modèle les grands dinosaures carnivores de la fin du Crétacé prenaient plaisir à retourner les ankylosaures d’un coup de patte avant de les dévorer, mais hélas l’étude de la partie ventrale des fossiles ne montre quasiment jamais (une fois sur vingt-deux) de marques de dents ou de démembrement du cadavre. Les tyrannosaures étaient-ils de grands pervers qui retournaient leurs victimes sans même les manger ? Ou étaient-ils particulièrement distraits et oubliaient-ils, aussitôt retournées, ces proies appétissantes ? Comme celle de l’ankylosaure distrait, la théorie du tyrannosaure taquin ne paraît guère satisfaisante, passons donc à la suivante, celle dite du « bloat and float », en français « gonfle et flotte ».

Cette troisième idée fut proposée par Sternberg dès 1933. Son principe est qu’un cadavre d’ankylosaure emporté par les eaux d’une rivière gonflait à cause des gaz produits par la décomposition de ses entrailles, ce qui rendait la carcasse de plus en plus instable, et que le poids de ses ostéodermes dorsaux finissait par retourner le cadavre sur le dos. En d’autres termes, quand le cadavre gonfle, le décalage augmente entre le centre de gravité et celui de flottabilité (pour un bateau, on appelle ça le métacentre de carène). Or, pour reprendre l’analogie navale, le centre de gravité doit impérativement être situé au-dessous du métacentre de carène (centre de flottabilité) pour assurer la stabilité du navire. Si le centre de gravité passe au-dessus, l’instabilité grandit et le risque de retournement est grand (ceci est très joliment expliqué sur une page wikipédia intitulée « équilibre du navire »). Quid du métacentre de carène d’un ankylosaure vous interrogez-vous alors ? Et bien les modèles informatiques construits par nos auteurs prouvent indubitablement que le gonflement de la carcasse produit inévitablement une élévation du centre de gravité bien au-dessus du centre de flottabilité, et donc une instabilité accrue et un très fort risque de retournement.

Un quatrième modèle explicatif fut proposé jadis par un autre chercheur américain, Ken Carpenter, celui de « l’armadillo roadkill », ou en bon français du tatou victime d’un accident de la route. L’idée de Carpenter était que la morphologie des tatous, au dos plus lourd que leur ventre (à cause de leurs ostéodermes) entraîneautomatiquement après leur mort (et leur gonflement dû à la décomposition) une forte probabilité de retournement du cadavre sur le dos. Et pour les ankylosaures c’était pareil. Brillante idée mais que Monsieur Carpenter n’avait pas testée sur le terrain, ce qu’ont fait deux des co-auteurs de l’article, un couple de biologistes de l’Université de Valdosta, Colleen M. McDonough et W.J. Loughry. Du 1er juin au 31 août 2016, dans un rayon de 100 kilomètres autour de Valdosta, bourgade de Georgie, ils ont étudié tous les cadavres de tatous retrouvés au bord de la route, soit tout de même 174 individus. 48 gisaient sur le dos, 55 avaient entamé leur dernier sommeil sur le flanc et 71 reposaient sur le ventre. En ne prenant en compte que les cadavres déjà ballonnés, 10 étaient sur le ventre, 10 sur le dos, soit une égalité parfaite mais statistiquement peu robuste (imaginez la valeur d’un sondage mené auprès de vingt citoyens…). Nos amis ont alors décidé de mener au fond de leur jardin d’intéressantes expérience de taphonomie (la science qui étudie la formation des gisements fossilifères), en observant le gonflement d’une vingtaine de cadavres de tatous astucieusement déposés sur le flanc, le ventre ou le dos. Ils ont ainsi constaté que les cadavres couchés sur le flanc, lorsqu’ils gonflaient, se retournaient généralement sur le dos, et plus rarement sur le ventre, mais que ceux déposés sur le dos ou sur le ventre ne se retournaient pas. Etant donnée la différence de taille entre un tatou moyen (4 kilos) et un ankylosaure moyen (4 tonnes) nos biologistes concluent que le simple effet du gonflement ne saurait à lui tout seul expliquer la large prédominance des ankylosaures sur le dos.

Flottabilité comparée des cadavres d’ankylosauridé (en haut) et de nodosauridé (en bas) ; on notera que plus l’animal gonfle, plus son centre de gravité (la croix noire) se décale au-dessus du centre de flottabilité (le carré blanc)

Tatous pourrissant au fond du jardin

Après avoir remercié leurs voisins, qui ne se sont jamais plaints des odeurs de tatous en décomposition, nos savants concluent que la meilleure explication de la tendance de l’ankylosaure à se fossiliser les pattes en l’air en Amérique du Nord est celle du « bloat and float » ; de fait les ankylosaures en question ont été découverts dans des dépôts de rivières ou des roches marines, et ont donc flotté avant de se fossiliser. En revanche leurs cousins mongols ont été découverts dans des dépôts éoliens, et leurs cadavres ont été enfouis par des effondrements de dunes ou des tempêtes de sable, mais n’ont jamais flotté. Ipso facto la meilleure explication de l’observation initiale est que des cadavres en décomposition transportés par l’eau ont gonflé jusqu’à ce que leur centre de gravité devenu trop haut engendre une telle instabilité, que la première vaguelette les a retourné dans une position plus stable, sur le dos. Lors de la phase de dégazage qui suivit, et qui dut d’un point de vue olfactif reléguer les expériences des époux Loughry et McDonough sur les tatous au rang de simple odeur désagréable, les cadavres sombrèrent pour se fossiliser dans la position acquise précédemment, sur le dos dans 70% des cas. Voilà, on appelle ça la démarche scientifique !

Une pensée à tous les tatous qui ont contribué post-mortem à cette expérience

référence :
Jordan C. Mallon, Donald M. Henderson, Colleen M. McDonough, W.J. Loughry. 2018. A “bloat-and-float” taphonomic model best explains the upside-down preservation of ankylosaurs, Palaeogeography, Palaeoclimatology, Palaeoecology 497, 117–127

 

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Publié dans : Dinoblog,Nouveautés,taphonomie,thyréophore

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3 Réponses pour “Tatous pourris et ankylosaures ballonnés : jusqu’où aller pour faire avancer la science ?”

  1. Aurélien dit :

    Où on-t-ils donc trouvés ces cadavres?
    Qu’en est-il des cloportes?

    • Les cadavres de tatous, au bord des routes, comme les hérissons par chez nous…
      Quant aux cloportes, je vois le lien que vous suggérez, mais je n’ai pas enquêté sur leur devenir post-mortem ni sur leur fossilisation, peut être un lecteur averti nous renseignera-t-il !

      • Aurélien dit :

        C’est tout simple en fait. Moi qui m’était imaginé des chercheurs faisant la tournée des cimetières dans les zoos sur 3 états pour trouver leurs sujets.
        Mais les imaginer parcourant les routes au ralenti, scrutant le bas côté à la recherche de cadavres frais n’est pas mal non plus.