Le Dinoblog

La paléontologie dans tous ses états, par l'équipe du musée des dinosaures

Des sirènes bien difficiles à suivre …

Le 24 septembre 2012 par Lionel Hautier

Pour certains, les siréniens (le groupe des lamantins et des dugongs) seraient à l’origine du mythe des sirènes. S’il apparaît bien peu crédible que ces « vaches de mer » soient parvenues à envoûter autre chose que des algues, leurs ancêtres auront au contraire fait tourner la tête de bien des paléontologues. Les siréniens appartiennent au clade des Paenongulés qui regroupe les éléphants, les damans, les lamantins et dugongs. Des études morphologiques ont depuis longtemps considéré les éléphants comme les plus proches parents actuels des siréniens. Pourtant, des analyses récentes de phylogénie moléculaire tendent à contredire cette hypothèse et prévoient une relation étroite entre les éléphants et les damans. Peu importe les relations de parenté au sein des Paenongulés, tout le monde s’accorde pour penser que l’origine des siréniens doit être africaine compte tenu du registre fossile des plus anciens damans et éléphants. La famille des Prorastomidae regroupe les siréniens les plus primitifs qui, contrairement aux formes actuelles, possédaient encore des pattes postérieures et étaient capables de se déplacer sur la terre ferme. Mais jusqu’à aujourd’hui, les deux seules espèces connues de Prorastomidae avaient été retrouvées bien loin du continent africain, en Jamaïque et Floride, dans des terrains de l’Eocène moyen à inférieur.

Les Paenongulés : un éléphant (Copyright Beverly Joubert), un daman (Copyright D Gordon E Robertson) et un lamantin (Copyright Gérard Soury).

Pezosiren, un genre de Prorastomidae, et son inventeur Daryl Domning (Copyright, Potomac Museum Group).

Depuis 2010, la mission paléontologique franco-sénégalaise (le projet PaleoSen) s’est donné pour but de découvrir, étudier et préserver le patrimoine paléontologique sénégalais. Sous la direction du professeur Raphaël Sarr (Université de Dakar), trois missions de terrain ont été organisées dans des formations datées de la fin du Mésozoïque au début du Cénozoïque. Au Sénégal, les conditions de fouille apparaissent très difficiles pour une raison simple : le Sénégal est plat, terriblement plat, et les affleurements y sont aussi rares qu’un bon verre de vin dans un pub anglais… Le destin de l’équipe PaleoSen bascula le jour de sa rencontre avec Pierre Marwan Hameh. Pierre est géologue et a travaillé pendant près de vingt ans dans la carrière de Taïba Ndiaye, une carrière de phosphate située sur la Grande Côte au nord du Sénégal. La formation géologique de Taïba est largement dominée par des dépôts de phosphate intercalés avec des niveaux plus calcaires ; l’ensemble est daté très exactement de la fin du Lutétien au début du Bartonien (Eocène moyen/supérieur). Par chance, Pierre est aussi paléontologue amateur et ne manque pas une occasion de ramasser des fossiles à ses heures perdues. Au fil des ans, sa collection personnelle devient impressionnante. Au milieu des dizaines de dents de requins et des restes d’invertébrés, notre équipe est intriguée par plusieurs os étranges, notamment une vertèbre de mammifère parfaitement préservée.

Pierre Marwan Hamey, une partie de sa collection le jour de notre rencontre, et un dessin de la vertèbre de sirénien (Copyright Laurence Meslin).

Ancien site d’exploitation de Taïba Ndiaye où Pierre a retrouvé la plupart de ses fossiles, aujourd’hui seul un protosirénien pourrait y mettre les pieds … (Copyright Lionel Hautier).

Un caractère retient très rapidement notre attention, l’épine neurale de cette vertèbre est étrangement plate. Pourrait-il s’agir d’une vertèbre de Prorastomidae ? L’animal qu’on croyait qu’il n’existait pas en Afrique, mais qui n’existe ! L’enjeu est de taille, nous décidons de contacter Daryl Domning, le spécialiste mondial des siréniens fossiles qui a notamment décrit les formes quadrupèdes de Jamaïque. Selon lui, les caractères de l’épine neurale sont sans appel : les Prorastomidae étaient bien présent en Afrique à l’Eocène moyen ! Cette découverte met fin à une énigme qui dura près d’un siècle et demi, depuis la première description du genre Prorastomus par Owen en 1855. Lors du dernier SVPCA (Symposium of Vertebrate Paleontology and Comparative Anatomy) qui se tenait à Oxford au début du mois de septembre, Julien Benoit (un thésard de l’Université de Montpellier) a lui aussi rapporté la découverte d’autres restes de siréniens, dans des terrains éocènes d’Afrique du Nord cette fois-ci. Cette nouvelle découverte vient encore un peu plus confirmer la présence ancienne de ce groupe dans le registre fossile africain.

Comparaison d’une vertèbre thoracique de Pezosiren avec la vertèbre de Taïba (Copyright Lionel Hautier). Les flèches rouges indiquent l’épine neurale des vertèbres, leur sommet aplati est un caractère de Prorastomidae.

Le champ des sirènes… (Copyright Lionel Hautier).

Mais alors, comment expliquer que ces premiers siréniens aient pu se retrouver de l’autre côté de l’océan Atlantique aussi rapidement ? Il convient tout d’abord de se replacer dans le contexte paléogéographique de l’époque. A l’Eocène inférieur, l’Afrique et l’Amérique du Sud n’étaient pas aussi éloignées qu’aujourd’hui, mais les deux masses continentales étaient tout de même distantes de mille kilomètres environ. Les fossiles très complets de prorastomidés découverts en Jamaïque (Pezosiren, Downing, 2001) montrent qu’ils étaient très certainement capables de supporter leur poids sur la terre ferme, en revanche la position des narines sur leur crâne et la densité de leurs os montrent qu’ils devaient passer le plus clair de leur temps à patauger dans les eaux turquoises des Caraïbes. Dès lors, deux scénarios paléogéographiques s’affrontent : l’un prévoit une traversée de l’océan Atlantique directement depuis l’Afrique vers l’Amérique du Sud, l’autre propose que ces premiers siréniens soient parvenus en Jamaïque par une voie littorale en passant par l’Europe puis l’Amérique du Nord. L’absence de reste de Prorastomidae dans le riche registre fossile paléogène d’Europe tend à contredire la deuxième hypothèse. En revanche, des reconstitutions paléogéographiques récentes de la zone sud de l’Océan Atlantique suggèrent l’existence de plusieurs îles de grande taille entre l’Amérique du Sud et l’Afrique qui pourraient avoir facilité une dispersion transatlantique. Rappelons surtout que plusieurs groupes de vertébrés terrestres – parmi eux des primates, des rongeurs, et de gros oiseaux aptères (voir notre billet du mois de juin) – sont parvenus à traverser l’océan Atlantique on ne sait trop comment et ce à diverses reprises au cours du Paléogène.

Un homme à bloc (Copyright Lionel Hautier).

L’équipe de fouille cherchant un coin d’ombre (Copyright Lionel Hautier).

Depuis notre dernière rencontre avec Pierre, notre équipe a organisé une campagne de fouille dans la carrière de Taïba Ndiaye avec l’aide précieuse du directeur de la carrière Mr El Hadji Mansour Sambe et des Industries Chimiques du Sénégal. Au cours de cette mission, nous avons eu la chance de retrouver les fameux niveaux où Pierre avait découvert la plupart de ses fossiles. De nouveaux restes de mammifères ont été mis au jour, certains en connexion anatomique … Mais stop ! Ceci est une autre histoire que nous ne manquerons pas de vous raconter dans un prochain billet …

En route vers de nouvelles découvertes, mon dieu que le Sénégal est plat … (Copyright Lionel Hautier).

Pour plus d’infos sur le projet PaleoSen, vous pouvez visiter notre site : www.paleosen.com

Domning, D. P. 2001. The earliest known fully quadrupedal sirenian. Nature 413:625–627.

Hautier L, Sarr R, Tabuce R, Lihoreau F, Adnet S, Domning DP, Samb M, Marwan Hameh P. First prorastomid sirenian from Senegal (Western Africa) and the Old World origin of sea cows. Journal of Vertebrate Paleontology 32: 1218-1222.

Owen, R. 1855. On the fossil skull of a mammal (Prorastomus sirenoides, Owen) from the island of Jamaica. Quarterly Journal of the Geological Society of London 11:541–543.

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Publié dans : Afrique,Evolution,Mammifères fossiles

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