Le Dinoblog

La paléontologie dans tous ses états, par l'équipe du musée des dinosaures

Des poissons-baleines au temps des dinosaures

Le 11 février 2013 par Lionel Cavin

Des idées préconçues se rencontrent dans le domaine de la paléontologie comme ailleurs. Parmi ces préjugés, l’un veut qu’au Mésozoïque les dinosaures étaient tellement gros que les mammifères, petits et discrets, ne pouvaient vivre que dans leur ombre. Un double démenti a été apporté il y a quelques années avec une découverte dans les sédiments du Crétacé inférieur du Liaoning, dans le nord-est de la Chine. On y a trouvé d’une part un tout petit dinosaure, Microraptor, dont la taille n’atteignait pas un mètre et d’autre part un assez gros mammifère, Repenomamus, qui lui dépassait à peine le mètre. Certes, cette inversion des tailles entre nains et géants ne concerne que quelques exceptions mais elle indique que quelquefois des dinosaures se tenaient dans l’ombre des mammifères (voire à l’intérieur des mammifères comme l’attestent des ossements de Psittacosaurus découverts dans l’estomac d’un Repenomamus.)

Qu’en est-il des mers au Mésozoïque ? Tous les livres vous le diront, les mers étaient dominées par les reptiles géants comme Kronosaurus, un pliosaure d’une dizaine de mètres ou, plus tard, Mosasaurus, un varan aquatique de 15 mètres. On signale aussi que parfois certains poissons atteignaient des tailles respectables tel Xiphactinus, le redoutable poisson bouledogue à la mâchoire puissante et hautaine pouvant atteindre 6 mètres du museau au bout de la queue, soit une peccadille face aux reptiles contemporains. Mais toutes ces grosses bêtes étaient bien féroces et leur menu se composait de proies à peine plus petites qu’elles. Il semble donc qu’il manquait au Mésozoïque l’équivalent des baleines à fanons et des requins pèlerins, de placides géants écumant les océans à la recherche de petites proies qui, en quantité énorme, constituent leur pain quotidien. Mais manquaient-ils vraiment ? Non, bien sûr, mais elles sont passées longtemps inaperçues car leurs fossiles sont plutôt discrets. Il y a plus d’un siècle déjà, le spécialiste des poissons fossiles Arthur Smith Woodward décrivit les restes épars d’un poisson gigantesque pouvant atteindre voire dépasser 10 mètres de long, Leedsichthys problematicus. Le bien nommé semblait posséder d’énormes arcs branchiaux et un squelette très légèrement ossifié. Poisson par nature, il se nourrissait comme les requins planctonophages actuels qui filtrent leur nourriture grâce à des peignes branchiaux en créant un courant d’eau continu dans leur cavité buccale, et non pas comme les baleines qui, dépourvues d’ouvertures le long de leur pharynx, doivent recracher l’eau par la bouche une fois la nourriture retenue par les fanons. Depuis quelques décennies, le paléontologue écossais Jeff Liston a consacré son temps à creuser la terre et surtout à explorer les collections des musées afin de dresser un inventaire des restes de ces poissons géants.

Jeff Liston, spécialiste mondial de ces poissons

Sir Arthur Smith Woodward, inventeur de Leedsichthys problematicus

Dans un article publié par la revue Oryctos (Liston, 2010), Jeff démontre que des morceaux de Leedsichthys ne sont finalement pas si rares mais leur taille et leur apparence les ont souvent fait passer pour les restes d’autres animaux. Ainsi, des fragments d’arcs branchiaux ont été considérés comme des épines caudales de stégosaures par le paléontologue et chirurgien britannique John Hulke. Lors d’une visite d’Othniel Charles Marsh en Angleterre en 1888, le célèbre paléontologue américain reconnut que ces ossements n’appartenaient pas à un dinosaure, mais provenaient d’un poisson de grande taille. Cet épisode contribua à forger dans l’esprit du savant étasunien une image de la science européenne, et particulièrement britannique, plutôt critique et teintée de commisération comme l’illustre ce passage d’un courrier adressé à Woodward dix ans plus tard : « … considérant quelle confusion il semble y avoir dans votre pays sur le sujet [les dinosaures], de bons moulages de spécimens américains caractéristiques pourront aider au travail de missionnaire de l’instruction scientifique, et ainsi aider au rapprochement de nos deux pays » (Woodward, 1899, cité par Liston, 2010). La confusion entre ossements de Leedsichthys et épines caudales de stégosaures a été répétée par Friedrich von Huene, un paléontologue allemand, qui attribua à l’appendice caudal d’un stégosaure des ossements que Jeff identifie comme étant des rayons de la nageoire dorsale d’un Leedsichthys.

« Épines caudales d’un stégosaure » conservées au Muséum de l’Université de Cambridge qui s’avèrent être des ossements de Leedsichthys, probablement des rayons de la nageoire dorsale (Liston, 2010).

On connaît maintenant des morceaux de Leedsichthys dans des niveaux du Jurassique moyen en Angleterre, en Allemagne et en France, en particulier en provenance des falaises des Vaches Noires près de Villers-sur-Mer en Normandie. Il est intéressant de noter, comme l’a fait Jeff, que Gustave Flaubert fut visionnaire lorsqu’il raconta la découverte par Bouvard et Pécuchet dans le roman éponyme d’un poisson géant dans les environs de Villers : « A son défaut, ils espéraient une vertèbre d’hippopotame ou d’ichtyosaure, n’importe quel ossement contemporain du déluge, quand ils distinguèrent à hauteur d’homme, contre la falaise, des contours qui figuraient le galbe d’un poisson gigantesque. » Mais jamais nous ne saurons s’il s’agissait d’un Leedsichthys car les travaux d’extraction de la bête furent interrompus par un éboulement et par l’irruption d’un douanier et d’un garde champêtre qui emmenèrent fissa les paléontologues en herbe à l’auberge pour les questionner. Un développement plus complet de l’œuvre paléontologique de Bouvard et Pécuchet est présenté dans le livre d’Eric Buffetaut Chercheurs de dinosaures en Normandie, ouvrage commenté ici sur le DinOblog.

Dans la liste des restes fossiles de Leedsichthys établie par Jeff Liston figure une autre curiosité. Il s’agit de marques préservées dans la roche d’une carrière, le Liesbergmüli situé près de Bâle, en Suisse, qui pourraient bien être les traces de nutrition d’un de ces poissons. Ces gros sillons, pouvant atteindre 5,5 mètres de longueur pour une largeur de 45 cm, correspondraient aux traces faites par les poissons avalant de grosses bouchées de boues sur le fond de la mer pour en extraire les petites bestioles qui s’y cachaient (Liston, 2010). Aujourd’hui, dans nos mares, les brèmes ont aussi l’habitude de déguster la boue du fond afin d’y dénicher les larves de chironomides et, dans un registre plus proche de Leedsichthys, les baleines grises et les morses opèrent de même sur le fond des océans à la recherche de petits animaux.

Vue des sillons probablement laissés par un Leedsichthys prélevant du sédiment sur le fond de la mer et maintenant fossilisés dans la carrière de Liesbergmüli, près de Bâle (Liston, 2010).

Voilà ! Le voile d’ignorance recouvrant Leedsichthys problematicus se retire progressivement, mais la présence de ce géant filtreur semble toujours restreinte à une période relativement courte, de quelques millions d’années au Jurassique moyen et supérieur, et ne paraît présenter qu’une expérience évolutive marginale au Mésozoïque. Il y eut bien, comme le montre Jeff dans un article de 2008, des cousins de Leedsichthys de grande taille, tels Asthenocormus et Martillichthys, mais ces géants ne semblaient jamais dépasser le Jurassique. Les choses changèrent lorsqu’en 2010, Matt Friedman et ses collègues, dont Jeff Liston, publièrent un article dans la revue Science dans lequel ils démontrent que des poissons au mode de vie semblable à Leedsichthys, qui comme lui appartiennent à une lignée de poissons osseux nommés Pachycormiformes, ont existé pendant toute la seconde moitié du Mésozoïque, soit environ 100 millions d’années. Ils définissent les nouveaux genres Bonnerichthys et Rhinconichthys et constatent que la répartition de ces animaux était très large, probablement mondiale, ce qui n’a rien d’étonnant si on les compare aux baleines d’aujourd’hui.

A gauche, éléments du squelette de Bonnerichthys, un pachycormiforme du Crétacé supérieur d’Amérique du Nord (Friedman et al 2010)

 

Reconstitution de Bonnerichthys

Comme Jeff avec ses fossiles de Leedsichthys, les auteurs de l’article de 2010 ont passé beaucoup de temps dans les collections des musées à inventorier les restes de ces animaux et dans les bibliothèques à résoudre des problèmes de nomenclature et de synonymie (un énorme travail qui n’apparaît pas dans les 4 pages de l’article de Science mais qui figure, comme c’est de plus en plus souvent le cas, dans les 58 pages de données supplémentaires en ligne qui accompagnent le papier).

Dans le premier numéro du Journal of Vertebrate Paleontology de 2013, Matt Friedman et ses collègues renouvellent la compresse (note de la rédaction : ceci est une expression suisse-romande qui signifie « en rajoutent une couche ») en décrivant tous les morceaux reconnus d’un de ces genres, Bonnerichthys, qui semble avoir été assez commun dans les mers épicontinentales qui baignaient l’Amérique du Nord au Crétacé supérieur. « Les efforts », de l’aveu même des auteurs, « fournis pour démontrer la vaste distribution géographique et le grand intervalle temporel de Bonnerichthys sont présentés afin que les chercheurs qui étudient les faunes marines du Crétacé supérieur ailleurs dans le monde puissent reconnaître des présences nouvelles de ce genre monotypique au sein de leur matériel ». De la science participative en quelque sorte ! Voilà ! Le mystère de l’absence des filtreurs géants au temps des dinosaures est en partie résolu.

Divers morceaux du poisson-baleine Bonnerichthys gladius avec le spécimen type à gauche, un fragment de nageoire pectorale (Friedman et al 2013).

Mais pourquoi ces poissons ont-ils été remplacés par les baleines et autres requins filtreurs ? J’ai suggéré, il y a quelques années, que leur position au sein de la chaîne alimentaire marine en a fait des victimes idéales lors de l’extinction de masse de la limite Crétacé/Paléogène.

Diagramme montrant la diversité des « filtreurs géants » (pachycormiformes, baleines et requins filtreurs) entre le Jurassique moyen et l’actuel (attention, l’axe de l’abondance est logarithmique) et modèle schématique expliquant l’extinction des pachycormiformes à la limite Crétacé-Paléogène (Cavin, 2010).

L’effondrement, sur terre comme dans les océans, des chaînes alimentaires reposant sur la photosynthèse, suite à l’impact d’une météorite, a fait disparaître le phytoplancton et autres petites bêtes planctoniques dont ces géants se nourrissaient. Eussent-ils conservé leurs habitudes de filtrer la boue des fonds marins, peut-être auraient-ils pu survivre à ce douloureux épisode ?

Références
Buffetaut, E. 2011. Chercheurs de dinosaures en Normandie, Ysec, 160 p.
Cavin, L. 2010. On Giant Filter Feeders, Science, 327 (5968): 968-969.
Friedman, M., Shimada, K., Martin, L., Everhart, M.J., Liston, J., Maltese, A. and Triebold, M. 2010. 100-million-year dynasty of giant planktivorous bony fishes in the Mesozoic seas. Science, 327:990-993.
Friedman, M., Shimada, K., Everhart, M.J., Irwin, K.J., Grandstaff, B.S. and Stewart, J.D. 2013. Geographic and stratigraphic distribution of the Late Cretaceous suspension-feeding bony fish Bonnerichthys gladius (Teleostei, Pachycormiformes). Journal of Vertebrate Paleontology, 33:35-47.
Liston, J. 2008. A review of the characters of the edentulous pachycormiforms Leedsichthys, Asthenocormus and Martillichthys nov. gen. In: Mesozoic Fishes 4 Homology and Phylogeny, G. Arratia, H.-P. Schultze & M. V. H. Wilson (eds.): pp. 181-198, Verlag Dr. Friedrich Pfeil, München, Germany
Liston, J. 2010. The occurrence of the Middle Jurassic pachycormid fish Leedsichthys, Oryctos, 9, 2010: 1-36.

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Publié dans : Poissons fossiles

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