Le Dinoblog

La paléontologie dans tous ses états, par l'équipe du musée des dinosaures

Après des mois de fouilles, des années de préparation quel bilan scientifique peut-on tirer du site de Phu Nam Jun ? Faisons un petit survol rapide. En 2003, une nouvelle espèce est nommée sur la base des fragments conservés au Wat Buddhabutr, Lepidotes buddhabutrensis (désolé pour ce nom difficile à prononcer, mais on ne choisit pas les sites de fouilles pour leur facilité de prononciation toponymique). Cette espèce est rapprochée d’un groupe de poissons abondant au Mésozoïque, les sémionotiformes, et placée dans le genre Lepidotes. Mais en 2003 ce genre est qualifié de « poubelle » car on sait qu’il regroupe artificiellement des espèces qui n’ont rien à voir entre elles, et l’on s’attend à ce que notre poisson thaïlandais en soit extrait un jour.

Thaiichthys buddhabutrensis tel qu’on le découvre après préparation (à gauche) et tel qu’on le reconstitue (à droite).

En 2004, une publication annonce l’ouverture de fouilles systématiques à Phu Nam Jun et en 2009 une analyse statistique, issue du travail de Master d’Utumporn Deesri, démontre que malgré une certaine diversité, la très grande majorité des poissons de Phu Nam Jun appartient à une même population de l’espèce L. buddhabutrensis. Entre temps, en 2006, une deuxième espèce est décrite en provenance du site. Bien qu’elle ne soit connue que par un seul spécimen, elle est suffisamment caractéristique pour être incluse dans un nouveau genre. Il s’agit d’Isanichthys palustris, le « poisson d’Isan des marais » (il faut signaler que le site est considéré comme le contenu d’une mare asséchée, ce qui explique l’absence de fossile d’animaux pourvus de pattes tels que crocodiles, tortues ou autres dinosaures qui ont pu tranquillement fuir le site pendant que les poissons agonisaient dans leur glèbe).

La reconstitution d’Isanichthys palustris.

En 2007, une nouvelle espèce de dipneuste (des poissons à poumons dont il ne subsiste que 3 genres dans la nature actuelle) est définie sur la base d’un crâne unique découvert 4 ans auparavant ; il s’agit de Ferganoceratodus martini, le nom d’espèce honorant Michel Martin, un grand spécialiste de ces bêtes. Les crânes de dipneustes sont suffisamment rares au Mésozoïque pour que cette découverte influence de manière non négligeable notre compréhension de l’évolution du groupe, notamment après avoir réinterprété un certain nombre de leurs caractères (une approche qualifiée d’agnostique par des collègues américains (Pardo et al. 2010), une critique que je considère comme un compliment.) Une des conséquences indirecte de cette étude phylogénétique (qui reconstitue les liens de parentés entre les espèces) est que le dipneuste australien actuel, Neoceratodus, se retrouve être l’espèce actuelle isolée sur la plus longue branche de l’arbre évolutif des vertébrés. Avec Anne Kemp, une spécialiste australienne du groupe, nous considérons que cette position particulière donne à ce genre un statut spécial au sein des milliers d’espèces de poissons et justifie pour lui une protection accrue (Cavin & Kemp, 2011). Toutes les espèces ne se valent pas du point de vue évolutif !

Le crâne du dipneuste Ferganoceratodus martini (à gauche) et la reconstitution du poisson (à droite).

Enfin en 2013, et comme prévu juste 10 ans plus tôt, un genre est créé pour « Lepidotes » buddhabutrensis. Il s’agit de Thaiichthys, dont l’étymologie parle d’elle-même, et dont l’étude détaillée a pour conséquence de faire exploser le groupe des sémionotiformes comme une collègue (López -Arbarello, 2012) et moi-même (2010) l’avions déjà suspecté il y a quelques années.

Les « semionotiformes », un groupe qui explose suite aux découvertes récentes de nouvelles espèces, notamment en provenance de Phu Nam Jun, d’après les phylogénies de Cavin en 2010 (en haut) et de López-Arbarello en 2012 (en bas).

Il est plaisant de réaliser que la découverte de quelques poissons sur une colline perdue dans le nord-est de la Thaïlande peut finalement apporter passablement de chambardements dans notre compréhension de l’évolution de grands groupes d’organismes. Ainsi Phu Nam Jun fut le Golgotha des sémionotiformes, la colline où ils agonisèrent et où leur monophylie vacilla. De même, un bout de crâne pourra, peut-être, influencer le statut de protection d’une espèce actuelle vivant dans quelques rivières d’Australie. Voilà pour l’instant, mais gageons que ce site n’a pas fini de nous livrer des surprises, d’autant que les fouilles seront ouvertes à nouveau en 2013 et peut-être qu’un musée y verra le jour dans quelques années. On aime la paléontologie dans ce pays !

Articles traitant directement des poissons de Phu Nam Jun ou y faisant référence

Cavin, L. (2010). Diversity of Mesozoic semionotiform fishes, and the origin of gars (Lepisosteidae). Naturwissenschaften. 97:1035–1040. DOI 10.1007/s00114-010-0722-7

Cavin, L. & Kemp, A. (2011). The impact of fossils on the evolutionary distinctiveness and conservation status of the Australian lungfish. Biological Conservation. 144 (2011) 3140–3142. doi:10.1016/j.biocon.2011.08.014

Cavin, L. & Suteethorn, V. (2006). A new Semionotiform (Actinopterygii, Neopterygii) from the Late Jurassic – Early Cretaceous of Northeastern Thailand with comments on the semionotiforms relationships. Paleontology. 49 (2): 339-353. doi : 10.1111/j.1475-4983.2006.00539.x

Cavin, L., Suteethorn, V., Khansubha, S., Buffetaut, E. & Tong, H.(2003). A new Semionotid (Actinopterygii, Neopterygii) from the Late Jurassic- Early Cretaceous of Thailand. C.R. Palevol. 2 (2003): 291-297.

Cavin, L., Suteethorn, V., Buffetaut, E., Chitsing, S., Lauprasert, K., Le Loeuff, J., Lutat, P., Philippe, M., Richter, U. & Tong, H. (2004). A new fish locality from the Continental Late Jurassic – Early Cretaceous of North-eastern Thailand. Revue de Paléobiologie. V.S. 9: 160-167.

Cavin, L., V. Suteethorn, V., Buffetaut, E. & Tong, H. (2007). A new Thai Mesozoic lungfish (Sarcopterygii, Dipnoi) with an insight into post-Palaeozoic dipnoan evolution. Zoological Journal of the Linnean Society. 149: 141-177. doi: 10.1111/j.1096-3642.2007.00238.x

Cavin, L., Deesri, U. & Suteethorn, V. (2013). Osteology and relationships of Thaiichthys nov. gen., a ginglymodi from the Late Jurassic – Early Cretaceous of Thailand. Palaeontology. 56 (1): 183-208.

Deesri, U., Cavin, L., Claude, J. Suteethorn, V. & Yuangdetkla, P.(2009). Morphometric and taphonomic study of a ray-finned fish assemblage (Lepidotes buddhabutrensis, Semionotidae) from the Late Jurassic – basal Cretaceous of northeastern Thailand. In: Buffetaut, E., Cuny, G. Le Loeuff, J. & Suteethorn, V. Late Palaeozoic and Mesozoic Continental Ecosystems of SE Asia. Geological Society of London, Special Publication, 315: 113-122. doi: 10.1144/SP315.9

López-Arbarello, A. (2012). Phylogenetic Interrelationships of Ginglymodian Fishes (Actinopterygii: Neopterygii). PLoS ONE 7(7): e39370. doi:10.1371/journal.pone.0039370

Pardo, J. D., Huttenlocker, A. K., Small, B. J. & Gorman, M. (2010). The cranial morphology of a new genus of lungfish (Osteichthyes: Dipnoi) from the Upper Jurassic Morrison Formation of North America. Journal of Vertebrate Paleontology, 30: 5, 1352 – 1359.

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Publié dans : Poissons fossiles,récits de fouilles

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  1. [...] d’une thèse à l’Université de Mahasarakham sur les « sémionotiformes » de Thaïlande.  A suivre… Uthumporn Deesri en train de préparer un fossile (à gauche) et la même, quelques minutes [...]