Le Dinoblog

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Le coelacanthe : un « presque fossile vivant »

Le 4 septembre 2014 par Lionel Cavin

« Encore cette histoire de fossile vivant » pensez-vous ? C’est vrai, il a déjà été souvent question de cette expression dans le dinOblog. Elle a même suscité une discussion plutôt vive ici à propos de sa signification et du bien-fondé de son utilisation dans la littérature scientifique et de vulgarisation. Alors si vous en avez vraiment marre des « fossiles vivants », quittez vite cette page, désolé (mais revenez sur le dinOblog pour le prochain billet !).

En quelques mots, la question des « fossiles vivants » présente deux aspects :

- est-ce que certains organismes ont des caractéristiques évolutives particulières, tel qu’un rythme évolutif lent ?

- est-il judicieux d’utiliser une expression qui pourrait laisser croire que l’évolution n’affecterait pas ces organismes ?

Si je souhaite aborder à nouveau ce thème, c’est qu’un des intervenants dans notre discussion, Patrick Laurenti, a publié en 2013 avec Didier Casane un article au titre explicite « Why coelacanths are not ‘living-fossils’ » (Pourquoi les cœlacanthes ne sont pas des « fossiles vivants »). La papier porte essentiellement sur une appréciation du taux d’évolution moléculaire de la lignée des actinistiens (les coelacanthes) à travers une analyse critique d’articles scientifiques. Bien que pas franchement persuadé par les arguments des deux auteurs sur ce thème (il y a finalement pas mal d’études qui montrent que l’évolution des gènes, ou de certains d’entre eux en tout cas, est plutôt lente chez les coelacanthes), je ne les discuterai pas ici car l’évolution moléculaire n’est pas ma tasse de thé.

Une petite partie de l’article cependant, porte sur l’évolution morphologique de cette lignée de poissons. Suite à une discussion sommaire de la transformation de quelques caractères morphologiques entre quelques espèces éteintes de coelacanthes et le Latimeria actuel, les auteurs déclarent « la stabilité morphologique des coelacanthes n’est pas soutenue par les données paléontologiques ».

Une telle assertion nous a paru, à mon collègue Guillaume Guinot et à moi-même, intuitivement fausse (on considère bien sûr que le terme « stabilité » utilisé par Casane et Laurenti ne signifie pas « absence de transformation », mais sous-entend une certaine lenteur à évoluer morphologiquement). Mais l’intuition, l’étincelle qui allume la flamme de la recherche scientifique, embrase aussi la mèche du pétard mouillé de l’erreur scientifique. En d’autres termes, ne baignions-nous pas dans une mer d’égarements comme deux poissons rouges dans leur bocal ? Il nous fallait tester cette intuition, ce que nous fîmes fissa. La méthode choisie est simple.

Nous avons repris la figure utilisée par Casane et Laurenti pour illustrer la diversité des coelacanthes au cours de leur histoire évolutive, mais cette fois nous avons situé les genres dans une échelle temporelle.

Figure utilisée par Casane et Laurenti (2013) qui montre les relations phylogénétiques de certains cœlacanthes éteints, avec le bien vivant Latimeria tout en bas

Relations phylogénétiques des mêmes genres de coelacanthe que dans la figure 1, mais ici les genres sont placés dans une échelle temporelle (modifié d’après Cavin & Guinot, 2014)

Puis nous avons reconstruit des schémas similaires pour d’autres groupes de vertébrés, les poissons à nageoires rayonnantes (les actinoptérygiens) et les vertébrés à pattes (les tétrapodes). Pour ce faire, nous avons choisi un représentant actuel de chacun des deux groupes : une perche et un colibri respectivement. Nous avons ensuite recherché le plus proche parent correspondant aux âges des genres de cœlacanthes du schéma d’origine. Si je ne suis pas clair, alors jetez un œil à la figure ci-dessous.

Relations phylogénétiques de certains genres de tétrapodes (vertébrés à quatre pattes) et de poissons osseux à nageoires rayonnantes. Les schémas sont construits de la même manière que pour les coelacanthes, mais en partant d’un colibri et d’une perche comme espèces actuelles. Les chiffres représentent les nombres de transformations morphologiques uniques entre les noeuds (modifié d’après Cavin & Guinot, 2014)

Nous avons ensuite comptabilisé les transformations morphologiques qui se sont produites durant l’histoire évolutive de ces bêbêtes, le colibri, la perche et le Latimeria. Si l’exercice se révéla aisé pour les coelacanthes (il existe des études qui couvrent l’ensemble des taxons comparés), la tâche fut plus ardue pour l’histoire évolutive de la perche et du colibri. En effet, les derniers 360 millions d’années de l’histoire de ces deux lignées couvrent une telle abondance d’espèces et une telle diversité morphologique que nous avons dû consulter beaucoup d’articles pour couvrir tout l’intervalle. Comme nous cherchions à mettre en évidence uniquement un type particulier de caractère, ceux qui ne changent qu’une seule fois au cours de l’évolution (c’est-à-dire avec un index de consistance de 1, mais je laisse les personnes curieuses de ces détails techniques consulter l’article original en libre accès ici), il nous a fallu parfois retourner aux données sources et faire tourner le logiciel qui permet d’observer la distribution de ces caractères dans les arbres évolutifs. Bref, pas mal de taf…

Tout ça pour quoi ? Pour finalement calculer des taux de transformation morphologique par million d’années. Et je vous le donne en mille, la lignée du colibri à un taux de nouveaux caractères par million d’années de 0.3 environ, celle de la perche de 0.14 et celle du coelacanthe de 0.05. Six fois moins de transformations dans la lignée du Latimeria que dans celle du colibri. Plutôt pépère l’évolution du compère…

Taux d’apparition par million d’années de nouveaux caractères morphologiques uniques pour les trois groupes comparés (modifié d’après Cavin & Guinot, 2014)

Je devine déjà les commentaires car notre approche comporte pas mal de biais (certains sont d’ailleurs discutés dans l’article original) : certes, on aurait pu choisir autre chose qu’un colibri et une perche comme espèces à comparer ; certes, il faudrait aussi comparer ces taux avec des taux de diversités taxonomique par exemple ; certes, il y a eu au début de l’histoire des coelacanthes une réelle diversification morphologique ; certes, certes, certes… Mais vous pouvez tourner la question dans tous les sens, une réalité persiste : l’ancêtre du Latimeria qui vivait il y a 360 millions d’années ressemblait plus au Latimeria d’aujourd’hui que les ancêtres de la perche et du colibri ne ressemblent à leurs descendants respectifs.

Ma conclusion, reprise de la conclusion de l’article paru dans Frontiers in paleontology, est une citation extraite de la conclusion de l’Origine des espèces par Charles Darwin lui-même : “Species and groups of species, which are called aberrant, and which may fancifully be called living fossils, will aid us in forming a picture of the ancient forms of life”. Etonnamment, les premiers traducteurs en français de l’Origine, que ce soit la fantasque Mademoiselle Clémence Royer ou le plus rigoureux Monsieur Edmond Barbier, ont omis de traduire le terme « fancifully ». Et c’est bien dommage car il s’agit peut-être du mot le plus important de la phrase. Selon Darwin, donc, c’est de manière fantaisiste, ou fantasque, que certains organismes peuvent « presque être qualifiés de fossiles vivants » (« forms may almost be called living fossils » écrit-il ailleurs.) L’expression « fossile vivant » qualifie de façon informelle et fantasque, peut-être, mais de manière bien utile à mon goût, des organismes issus de lignées dont le rythme d’évolution morphologique est relativement lent.

Qu’on n’apprécie pas l’expression « fossile vivant », pourquoi pas. Mais qu’on nie certaines caractéristiques de l’évolution, comme une certaine lenteur de l’évolution morphologique observée dans certaines lignées d’êtres vivants, alors là je dis non !

Référence :

Casane, D. & Laurenti, P. 2013. Why coelacanths are not “living-fossils ». BioEssays 35(4): 332-338.

Cavin, L. & Guinot, G. 2014. Coelacanth as ‘almost living fossil’. Frontiers in Palaeontology. doi: 10.3389/fevo.2014.00049.

Si vous souhaitez voir une version power point sur ce sujet avec commentaire parlé (en anglais, mais avec fort accent), vous pouvez consulter la chaîne plaeocast qui présente quelques présentations du 57ème rencontre de la Palaeontological Association qui a eu lieu à Zürich en décembre 2013. Vous trouverez « Do ‘living fossil’ fishes exist? And does it matter? » au milieu de la page.

Et si vous souhaitez découvrir un exemple d’un fossile de cœlacanthe récemment décrit en provenance du Trias de Roumanie afin de juger par vous-même à quel point il diffère, ou diffère peu, de Latimeria, alors vous pouvez faire un saut ici.

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Publié dans : Evolution,fossiles vivants,Nouveautés

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5 Réponses pour “Le coelacanthe : un « presque fossile vivant »”

  1. [...] « Encore cette histoire de fossile vivant » pensez-vous ? C’est vrai, il a déjà été souvent question de cette expression dans le dinOblog.  [...]

  2. greg dit :

    Je crois que l’expression fossile vivant fait tiquer parce qu’il véhicule l’image qu’un organisme s’est soustrait aux mécanismes d’évolution..

    Mais qu’en fait ce seraient les mêmes mécanismes qui ont donné les formes de la perche et du colibri qui ont fait que le cœlacanthe est resté morphologiquement le même (ils étaient soumis aux mêmes pressions). Et d’une certaine façon c’est un biais puisque l’ancêtre du colibri avait probablement une forme qui ne devait pas être si éloigné de la forme de l’ancêtre du Coelocanthe. -> cet ancêtre a « évolué » en diversifiant sa forme de manière la plus diverse qui soit, mais dont au moins une des formes résultantes n’est pas tombée très loin de la racine de l’arbre.

  3. Nicobola dit :

    C’est une approche intéressante, certes, mais n’est-ce pas un peu simple de citer plusieurs biais (pertinents) et de conclure par « de toutes façons, c’est évident, ça ressemble à l’ancêtre, vous voyez bien ». Si le raisonnement tient seulement en ça, rien ne sert de faire des arbres et des calculs difficiles :)
    Mais justement, cette conclusion mais aussi l’étude, me posent un problème, pour des raisons moins pragmatique qu’évoquées. Qu’est-ce que cela veux dire de comparer des changements de la nageoire et du crâne d’un cœlacanthe avec ceux des plumes et du bec, par exemple d’un colibri. Ces changements apparaissent sur des morphoclines différentes, sur des caractères différents. Et donc compter des changements chez un cœlacanthe et chez un colibri, en faire une moyenne et comparer un nombre, c’est un raisonnement phénétique. Personnellement, je n’ai aucune idée de ce que ces indices peuvent signifier épistémologiquement, car on a remplacé plusieurs caractères, pas évidement comparables en une bouillie de chiffres… Et c’est bien là le problème de la phénétique. J’ajouterais que pour moi c’est le même problème quand on compare des évolutions de séquences…
    J’espère ne pas avoir été trop sec, mais après tout, j’imagine que c’est ce à quoi vous vous entendiez avec cet article ;)
    PS: j’avoue ne pas encore avoir lu votre article, tapez moi dessus si les réponses à mes questions sont dedans ;)

  4. Lionel Cavin dit :

    Pas de problème sur le ton « sec » de votre commentaire, c’est le jeu avec ce genre de sujet ! La phrase que vous mentionnez entre guillemets peut paraître bien définitive, mais ce n’est pas une citation du billet. Dans l’article dont il est question ici, et que je vous invite à lire (en particulier les données supplémentaires), nous avons justement voulu éviter des « impressions » basées sur l’observation générale de la morphologie pour leur préférer des données mesurables. Et pour cela on a évité une approche phénétique en nous concentrant sur les caractères « uniques » que mettent en évidence les analyses cladistiques, c’est-à-dire des caractères dérivés qui n’apparaissent qu’une seule fois au cours de l’histoire évolutive des différents groupes. Il ne s’agit donc pas d’une « bouillie de chiffres », mais plutôt de « brochettes de caractères » (je vous réponds du Maroc ou je viens d’en déguster d’excellentes !) qui s’ordonnent le long des lignées. Il faut alors imaginer une brochette d’«oiseau » qui mesure quelques mètres de long contre une brochette de « coelacanthe » bien riquiqui au fond de votre assiette.
    Cela étant dit, une approche phénétique donnant les mêmes résultats que ceux nous présentons ici ne diminuerait en rien leurs valeurs car l’objectif n’est pas de montrer comment ces trois lignées ont évolués, mais dans quelle mesure elle se sont transformées (de « quelle quantité de morphologie », si j’osais l’expression).
    A part ça, je n’ai pas d’idée sur la « signification épistémologique » des indices que nous calculons ;-)
    Lionel

  5. Delamette Michel dit :

    Ce qui me laisse toujours un peu songeur dans ce genre de travail, c’est l’apparente déconnexion des caractères analysés avec la variabilité des conditions de milieux un peu comme si la machine évolutive biochimique était en totale isolement par rapport aux variations de l’environnement. Dans l’exemple traité ici, il n’est pas surprenant de constater que plus le milieu évolue rapidement ou plus les écosystèmes associés sont complexes (du milieu marin profond au milieu aérien en passant par le milieu dulçaquicole) et plus les « quantités de morphologie » évoluent rapidement. Il me semble qu’il aurait été plus pertinent pour le propos de comparer des organismes ayant un milieu de vie comparable en terme de pression de sélection.
    En d’autres termes, la comparaison ne me semble pas très pertinente mais peut être me manque-t-il des données pour que cette remarque soit mieux étayée (par exemple le mode de vie des divers taxons de la lignée des coelacanthes?).

    • Lionel Cavin dit :

      Cette remarque est intéressante mais ne s’applique pas vraiment à l’étude dont il est question ici. Notre objectif n’était pas de comprendre pourquoi certaines lignées, celle des cœlacanthes en l’occurrence, ont évolués morphologiquement moins rapidement que d’autres, mais simplement de tester si, effectivement, elles sont plus lentes à se transformer. Une fois qu’on a démontré ce point (je pense que c’est le cas maintenant), on peut s’atteler à la recherche des causes de ce tempo évolutif particulier, et c’est une étude que nous essayons de faire. Ces causes peuvent êtres internes (processus physiologiques, taux de mutation, etc.) ou externes, comme vous les évoquez. S’il est vrai que le milieu de vie du Latimeria actuel peut paraître plutôt stable, les cœlacanthes du Paléozoïque et du Mésozoïque occupaient différents milieux aquatiques, tels que la pleine mer, des lagons et des rivières, des environnements où d’autres groupes de poissons ne se sont pas gênés pour se diversifier…