Le Dinoblog

La paléontologie dans tous ses états, par l'équipe du musée des dinosaures

Un « Alien » dans le Var

Le 6 juillet 2012 par Lionel Cavin

C’est l’histoire d’un caillou oublié dans les collections du musée de Toulon et du Var. Il y a quelques années, Stephen Giner, conservateur dudit musée, observe la présence de dents à la surface d’un bloc découvert il y a quelques temps dans des roches du Crétacé inférieur qui affleurent près du Siou Blanc, au nord du Beausset dans l’arrière-pays de Toulon. Stephen montre alors le spécimen à Eric Buffetaut qui constate la présence d’un capuchon d’émail hyperminéralisé à l’apex des dents, un caractère qui trahit la nature ichthyenne de l’animal.

Le fossile avant sa préparation

Le spécimen est transféré alors au muséum de Genève qui accueille volontiers les poissons fossiles en quête d’identité. Mais à part ces quelques dents, d’ailleurs très jolies et fort grandes pour un poisson, pas grand-chose d’autre de l’animal n’est visible. On entreprend de dégager le reste du fossile à l’acide. Cette technique, régulièrement utilisée pour préparer des fossiles de vertébrés, consiste à plonger le spécimen dans un acide dilué, dont la nature dépend de la matrice, de façon à dissoudre la roche carbonatée sans attaquer le fossile qui est, lui, phosphaté et donc inattaquable (en principe du moins). C’est rapide à dire, mais c’est long à faire… Pierre-Alain Proz, collaborateur scientifique au département de géologie et paléontologie du muséum de Genève, entreprend l’opération. Le bloc est plongé pendant plusieurs heures dans un bain d’acide, puis il est rincé à l’eau pendant plusieurs heures, séché, les parties du fossile nouvellement dégagées sont consolidées, et l’opération recommence. Après quelques mois de ce traitement, la roche disparaît et le fossile apparaît, pour notre plus grand plaisir. Comme la taille initiale du bloc le laissait prévoir, un poisson entier n’est pas apparu miraculeusement. Mais un joli fragment de mâchoire, avec plein de dents partout, s’est dévoilé.

Le même après une préparation chimique. © P. Wagneur MHN/MHS

Détail de ses dents. © P. Wagneur MHN/MHS

En plus des grandes dents garnissant les mâchoires extérieures, notre ami possède des dents qui tapissent son palais et bordent la partie interne de sa mandibule. Cette disposition n’est pas rare chez les poissons osseux mais, généralement, ces dents internes sont plutôt petites et peu visibles alors que là, la mâchoire interne particulièrement bien développée forme comme une seconde petite gueule à l’intérieur de la bouche. Aurions-nous affaire à une version crétacée d’Alien, le fameux monstre à double mâchoire créé par l’artiste suisse Hans Ruedi Giger pour le film Alien – Le huitième passager de Ridley Scott sorti en 1979 ? (Le monstre réapparaît ensuite dans toute une série de remakes.) Pour le savoir, il faut l’étudier, et donc le décrire. Bien que très fragmentaire, le fossile contient suffisamment de détails pour être identifié.

Le spécimen et son dessin semi-interprétatif

Et s’il ne s’est pas révélé être un ancêtre d’Alien (mais la position systématique de ce dernier n’est pas très claire), il est cependant bien intéressant. Il ressemble beaucoup à un poisson en provenance de la craie d’Angleterre, donc plus jeune d’environ 40 millions d’années, décrit en 1850 par Frederic Dixon et judicieusement nommé Tomognathus, soit « mâchoire coupante ». L’espèce anglaise, Tomognathus mordax, a eu une histoire paléontologique tortueuse. Outre ses grandes dents, l’espèce présente une série de caractères tout à fait inhabituels chez les poissons à nageoires rayonnantes (les actinoptérygiens) qui ont fait hésiter les paléontologues sur son identité. Tomognathus est passé du groupe des ichthyodectiformes aux stomiiformes pour aboutir finalement, suite à une étude détaillée de Peter Forey et Colin Patterson du Natural History de Londres, chez les amiiformes. Peut-être que ces noms ne sont pas très parlants, mais ces hésitations taxonomiques sont équivalentes à transférer un fossile du groupe des chauves-souris vers celui des tortues. (De là à imaginer que les paléoichthyologues ne sont pas très performants dans leur domaine, voire des gros nuls, il n’y a qu’un pas qu’il serait tentant de franchir. Mais il est préférable, je pense, de s’en dispenser lorsqu’on se souvient de la grande originalité anatomique du crâne de Tomognathus et de l’extrême diversité des crânes de poissons en général. Fin de la parenthèse). Les amiiformes ne sont représentées aujourd’hui que par une unique espèce, Amia calva, qui fréquente les eaux douces d’Amérique du Nord.

Reconstitution de Thomognathus gigeri avec le fossile en place. © L. Cavin et P. Wagneur MHN/MHS

Voilà donc notre poisson varois affublé d’un nom de genre. En regardant de près le fossile, on constate qu’il présente des différences avec son cousin britannique et qu’il mérite bien un nom d’espèce propre. Naturellement, nous avons opté pour Tomognathus gigeri, en l’honneur de H. R. Giger. Voilà, l’Alien du Var était sans doute moins redoutable que son avatar extraterrestre, et il ne se développait probablement pas à l’intérieur du corps d’autres espèces, mais c’était certainement un prédateur bien féroce pour ses contemporains.

 

Cavin, L. & Giner, S. 2012. A large halecomorph fish (Actinopterygii: Holostei) from the Valanginian (Early Cretaceous) of southeast France. Cretaceous Research, doi:10.1016/j.cretres.2012.03.020

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Publié dans : Poissons fossiles

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