Le Dinoblog

La paléontologie dans tous ses états, par l'équipe du musée des dinosaures

Ce ningyo d’Ameghino

Le 11 octobre 2012 par Lionel Cavin

Dans un post récent du DinOblog intitulé « Guerre des os à la Plata », Eric Buffetaut nous relate une histoire de rivalité acharnée entre deux paléontologues argentins de la fin du 19ème siècle, Francisco Pascasio Moreno et Florentino Ameghino, lors de leur exploration des richesses paléontologiques du pays. Parmi celles-ci, il y a notamment un oiseau géant, Phorusrhacos, dont le premier fragment découvert, une mandibule, a été attribué par Ameghino à un mammifère édenté. Ameghino était un paléontologue pressé et ses préconceptions, semble-t-il, le guidaient un peu trop souvent dans son travail. A ce travers s’en ajoutait un autre, encore répandu chez certains collègues, qui se compare aux forces fondamentales régissant la nature. Il consiste à considérer l’importance d’une découverte paléontologique comme étant inversement proportionnelle au carré de la distance phylogénétique qui sépare ladite découverte de l’espèce humaine. Ainsi, selon cette sorte de loi, une force agit sur l’idée qu’on se fait d’un fossile – une mandibule par exemple – et attire l’identification vers le pôle humain, un mammifère plutôt qu’un oiseau dans le cas de l’identification de Phorusrhacos par Ameghino. Cette force s’accroit fortement lorsqu’on manipule des fossiles de primates, et de véritables trous noirs se forment lorsque l’origine de l’homme est abordée (on en aurait observé dans certains instituts traitant de paléontologie humaine). Voici un exemple des conséquences de cette force décrit récemment dans la revue Neotropical Ichthyology par Sergio Bogan et ses collaborateurs.

Le petit crâne d’Arrhinolemur scalabrinii (© Bogan et al., 2012)

En 1898, le professeur Scalabrini transmet à Florentino Ameghino un petit crâne découvert près de la ville de Paraná dans des couches du Miocène supérieur. Ameghino identifie rapidement le crâne comme étant celui d’un lémur qu’il nomme Arrhinolemur scalabrinii dans une petite note datée de 1898. La même année, il décrit plus en détail le fossile dans un court article publié aux Comptes Rendus de l’Académie des Sciences intitulé « Sur l’Arrhinolemur, genre tertiaire de Paraná, représentant un type nouveau de la classe des Mammifères » (et non pas « Sur l’Arrhinolemur, mammifère aberrant du tertiaire de Paraná » comme l’indique la liste de références de l’article de Bogan et al., 2012), puis il illustre le crâne et crée un nouvel ordre de mammifères, les Arrhinolemuroidea, dans un article de 1899 (Ameghino, 1899). Ce n’est pas tous les jours qu’on crée un nouvel ordre de mammifère !

Reconstitution du crâne d’Arrhinolemur scalabrinii interprété comme un mammifère proche des lémurs (©Ameghino, 1899)

Il est vrai que ce petit crâne présente des caractéristiques bien étranges. En particulier, il possède une cavité située en avant de l’orbite qui ne se retrouve pas chez les autres mammifères, mais plutôt chez les reptiles et les oiseaux. Il partage également avec les reptiles une fenêtre sur sa mandibule. Mais bon, selon Ameghino, « la séparation des branches mandibulaires, la forme élargie du crâne, la disposition des orbites et leur fond osseux complet paraissent indiquer une forme voisine des Lémuriens ». La caractéristique sans doute la plus surprenante du crâne, qui est à l’origine du nom de l’animal, est l’absence d’ouverture antérieure des narines ! Une telle spécialisation de l’organe nasal aurait pu conduire Ameghino à chercher les affinités de sa bête du côté des rhinogrades, ou nasins, des mammifères qui présentent une hyperspécialisation de leur organe nasal. Mais les rhinogrades ne seront créés par Steiner qu’en 1961.

Un rhinograde, Mamontops ursulus.

Comment diable un mammifère peut-il ne pas posséder de narines ? Tout simplement en ne respirant pas, ou plus exactement en ne respirant pas de l’air, comme le fait tout mammifère digne de ce nom, mais en respirant de l’eau. Car notre lémuroïde s’est révélé être un poisson. Cette triste constatation est déjà ancienne puisque Simpson, en 1945, signale sobrement à propos des Arrhinolemuroidea : « The one specimen in question is the crushed skull of a fish (personal observation) ». Pour l’éminent mammalogiste, il avait là l’information qui lui fallait (exit les Arrhinolemuroidea), et il ne chercha logiquement pas à identifier plus précisément le poisson en question.


Leporinus fasciatus (Marcus Elieser Bloch, Ichtyologie ou Histoire naturelle générale et particulière des poissons, F. de la Garde, Berlin, 1785)

Il faut attendre la publication de 2012 pour découvrir la véritable (?) identité de ce poisson : il s’agit d’un Leporinus, un genre de poisson de l’ordre des characiformes qui sont abondants dans les eaux douces sud-américaines et parfois dans les aquariums. Avec cette nouvelle identification, les étrangetés du « primate » deviennent des caractères normaux pour un poisson. En particulier la « fosse préorbitale » est simplement la cavité olfactive (les poissons utilisent leur nez pour sentir, mais pas pour respirer). Les characiformes, dont les piranhas sont des représentants, sont un peu les équivalents écologiques sud-américains des carpes, tanches et autres barbeaux de l’ancien monde. Comme par revanche, le nom de genre Leporinus tire son origine de Lepus, Leporis le lapin. Ainsi le crâne rapporté par Monsieur Scalabrini retrouve un petit côté chimérique entre poisson et mammifère. Et pourquoi pas un ningyo, une de ces sirènes japonaises au corps de poisson et à la tête de singe ?

Un ningyo, par Toriyama Sekien

Y a-t-il une morale à tirer de cette histoire ? Ou est-ce juste une occasion supplémentaire de se moquer des bourdes des anciens ? Aujourd’hui, je répondrais non à la première question et oui à la seconde. Soyons simplement prêts à accepter que notre tour viendra, peut-être, où nos erreurs serviront de prétextes à des commentaires un peu faciles et railleurs…

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Publié dans : Evolution,Histoire de la paléontologie,Mammifères fossiles,Poissons fossiles

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