Le Dinoblog

La paléontologie dans tous ses états, par l'équipe du musée des dinosaures

Vous avez raté les quatrièmes rencontres du Dinoblog : Jean-Louis nous offre une petite séance de rattrapage avec le texte de sa conférence.

L’idée de cet essai, je la dois à l’intervention de Michel Brunet dans une émission de France Inter « La tête au carrée » de Mathieu Vidard. Ce 2 février 2018 en début d’après-midi, l’inventeur de Toumaï était mal à l’aise face aux journalistes qui lui demandaient pourquoi il s’était refusé jusque là de publier la description du fémur supposé de Toumaï. Ses réponses étaient dilatoires, confuses, mal argumentées, et dans le même temps il invoquait des règles de déontologie qu’il avait lui-même foulées au pied. C’est avec véhémence qu’il prétendait défendre une sorte de « protection des sources » qui dans le domaine de la science n’a jamais eu cours. Et je me suis transporté quelques années plus tôt, lorsque je lisais un ouvrage remarquable de Herbert Thomas qui a décortiqué l’escroquerie de Piltdown, cet archétype de la fraude paléontologique qui durant plus de 100 ans a été le sujet de plus d’un millier de publications, a empoisonné la vie scientifique d’une nation et de sa communauté de scientifiques, pour ne trouver son issue que récemment, une fois que fut établie sans conteste l’identité du fraudeur, en l’occurrence l’inventeur des soi-disant fossiles, Charles Dawson. Paru en 2002, le livre de Herbert Thomas ne fermait pas l’instruction et ne jetait l’opprobre sur aucun coupable. Mais c’était et reste une analyse précise des faits. Surtout, après lecture attentive de différentes archives épistolaires, l’auteur disculpait définitivement Teilhard de Chardin, l’un des supposés coupables récemment jeté en pâture par Stephen Jay Gould que l’on a connu plus pertinent dans un débat que l’on aurait pu croire sans fin. On ne s’improvise pas sans bagages historien des sciences. Cette mise au point de Herbert Thomas est aujourd’hui reconnue comme une pierre de touche, a milestone comme l’on dit outre Manche, dans une enquête qui a débuté en décembre 1913 à l’issue de la présentation du soi-disant plus vieil anglais devant la Royal Society of Surgeons de Londres.

Mais dans le domaine des recherches sur les origines de l’homme, Piltdown n’est pas la seule affaire où des manigances, tromperies, erreurs de toute nature ont été divulguées et jetées en pâture au public sans esprit critique, lui proposant une vision plus qu’erronée, souvent caricaturale et sommaire sur un sujet qui passionne tout le monde et qui mériterait plus de rigueur : les origines de l’homme. On peut classer ces « « erreurs de jugement » en conjuguant sous ses différentes formes le verbe tromper, et cette conférence propose donc de revisiter dans ses formes transitive, intransitive et passive ce verbe, avec le regard d’un paléontologue reclus d’ans et d’expérience au point d’avouer d’emblée qu’il s’est souvent trompé et a pu être trompé. Mais c’est tout.

1. Etre trompé : Boucher de Perthes et la mâchoire de Moulin Quignon

Quand en 1863 Jacques Boucher de Perthes de Crèvecoeur (1788-1868) promet une récompense de 200 francs aux ouvriers carriers d’Abbeville, ses collaborateurs de longue date, à condition qu’ils découvrent des restes humains dans ces mêmes carrières dont ils ont extrait tant d’outils associés à des restes d’animaux préhistoriques, il n’imagine pas une seconde qu’il court un risque : cette somme c’est l’équivalent de trois mois de salaire pour chacun. Alors forcément, dans les semaines qui suivent, on lui présente une mâchoire humaine, certes quelque peu édentée, mais qu’on prétend extraite des mêmes sédiments que les outils et fossiles qui ont fait sa gloire, sur le site de la carrière de Moulin Quignon. Quelle désillusion, quelle amertume a du ressentir ce grand homme quand, quelques années plus tard, il eut les preuves qu’il avait été trompé.

Qui était celui que ses biographes n’hésitent pas à comparer à un héros stendhalien ? Boucher de Perthes, sa vie durant, a été dévoré par une curiosité toute aussi compulsive vis à vis des objets de la Nature que celle qui le conduisit à écrire, écrire, écrire sur tout. Tous les sujets l’ont passionné : l’histoire, les désordres de l’âme, aussi bien les siens que ceux des autres, la métaphysique, la nature, la justice, le droit, et j’en passe, et sous toutes les formes littéraires : roman, théâtre, poèmes, chroniques en tous genres, au total 69 volumes ! En même temps, il était contrôleur des douanes, diplomate, mondain, fréquentant les cercles littéraires et scientifiques de son temps, et espion à l’occasion.

Douanier fut la profession gagne-pain que lui fit embrasser son père en 1805. Dès lors, il occupa différents postes dans le sud de la France et jusqu’à Gènes, pour revenir à l’office des douanes d’Abbeville dont son père avait été le responsable en 1825. Dans la maison familiale il retrouve la collection d’objets d’antiquités et d’histoire naturelle réunie par son père, et le fils prend sa suite et va devenir « antiquaire » comme on disait alors, mais avec un bagage et des connaissances qui lui sont venus de ses lectures. Autodidacte, il n’a pas lu n’importe quoi, et il a la chance aussi de rencontrer en 1828 un autre antiquaire local le docteur Casimir Picard (1806-1841) tout aussi enthousiaste et curieux qui va s’installer dans la même ville.Tous deux et quelques autres des membres de ce club de province ne se contentaient pas de collectionner : ils avaient à cœur de faire parler les objets. Les premières découvertes de celui qui se qualifie «bohême de la science » datent de 1837.

En 1844, lors de travaux entrepris derrière l’hôpital d’Abbeville, il découvre des silex taillés, dans un terrain où l’on découvrira aussi une molaire d’éléphant. Il en conclut donc « que le banc de l’Hôpital est diluvien ; que ce banc contient des haches et des couteaux de pierres taillés par l’homme ; que des ossements fossiles d’animaux antédiluviens accompagnent ces ouvrages humains ». A la suite de ces découvertes, il prépare un mémoire, finalement publié mais très contesté : Cuvier (1769-1832) a dit que les humains n’étaient pas contemporains des « espèces perdues » et les Académiciens de Paris rejettent ses démonstrations. Il faudra que des savants anglais viennent apporter leur caution à ses découvertes extraordinaires. Aujourd’hui il est reconnu comme l’inventeur de la Préhistoire. C’est dans ce contexte qu’il engage des fouilles pour que soient découverts des restes humains aux cotés des outillages et grands mammifères. Ses ouvriers ont cherché à lui faire plaisir en même temps qu’ils touchaient une belle prime, et l’on peut dire que Boucher de Perthes a pu être aisément abusé, et même trompé.

2. Trois enterrements : deux escroqueries et une bourde

Le crâne de Cavaleras (1866-1992) : en 1866, des chercheurs d’or déclarèrent avoir trouvé les restes d’un homme fossile dans la mine de Bald Mountain près de Cavaleras en Californie. Un professeur appointé d’Harvard et que l’Etat de Californie avait nommé pour surveiller les travaux miniers déclara qu’il s’agissait d’un fossile du genre humain d’âge Pliocène, ce qui démontrait que de longue date le continent Nord Américain avait été peuplé par notre engeance. Immédiatement une foule d’instruits jeta le doute sur l’authenticité de la découverte. Quoique il en soit, il fallut des années pour qu’il soit démontré qu’il s’agissait d’un faux monté de toutes pièces et perpétré par des chercheurs d’or qui souhaitaient moquer leur « expert » venu de l’Est des Etats Unis, et qui appartenait à l’une des plus prestigieuses de ses universités. Ce n’est qu’en 1901 que l’on s’inquiéta réellement de l’authenticité du spécimen. Et l’on apprit alors que des tombes indiennes, dans les années précédents la découverte du crâne de Cavaleras, avaient été pillées, et que l’un des crânes avait été enterré sur le lieu de la mine. Il n’empêche qu’il a fallu attendre 1992 pour qu’une datation montre que le crâne n’avait pas plus de 1000 ans

Le géant de Cardiff (1858-1869) : c’est plus un canular qu’une fraude. Un industriel du tabac, pour combattre les billevesées de certains pasteurs méthodistes, demanda en 1858 de faire tailler dans un bloc de gypse, par des ouvriers de l’Iowa, un gisant prétendant que c’était pour accompagner un monument qui honorerait Abraham Lincoln. Puis il fit transporter le géant de 3 mètres près de New York. Après diverses manipulations et préparations chimiques pour vieillir la statue, elle fut enfouie à Cardiff dans l’état de New York et miraculeusement redécouverte en 1869. La mise au jour du géant de Cardiff fit la une de tous les quotidiens d’alors. Bien sûr pour admirer l’objet il fallait passer à la caisse ; produits dérivés, bistrots et boutiques diverses prospérèrent quelques temps. Mais très rapidement le marchand de tabac fut confondu et son commerce partit en fumée. Il ne reste de l’histoire que quelques photos de une des quotidiens de l’époque.

L’homme du Nebraska : L’American Museum of Natural History sur la sellette (1917-1927) : l’affaire de l’homme du Nebraska est plus récente. Des molaires furent découvertes en 1917 par un amateur, Harold Cook, extraites de dépôts miocènes du nord ouest du Nebraska, et communiquées aux grands maîtres d’alors de l’American Museum of Natural History de New York, les Professeurs Henry Osborn, William Diller Matthew et William King Gregory, qui tous ont laissé une œuvre considérable sur les Mammifères fossiles, aujourd’hui encore lue, et largement citée. Et au vu de ces fossiles, en 1922, pas moins de trois revues prestigieuses (American Novitates, Proceedings of the National Academy of Science et Nature) publièrent la description par Henry Osborn d’un nouveau primate fossile d’Amérique du Nord : Hesperopithecus haroldcooki. Les années suivantes William King Gregory et William Diller Matthew en rajoutèrent une couche pour mettre en exergue l’importance de la découverte. De fait, les dents étaient très érodées et des fouilles ultérieures montrèrent qu’elles avaient appartenu à des suidés communs en Amérique à cette époque et jusqu’à aujourd’hui, les pécaris. Cependant il n’y eut de rétractation que du seul W.K. Gregory en 1927 dans une seule revue, Science :  Hesperopithecus apparently not an ape nor a man, n.s 66, pp. 579-581.

Inutile de dire que ces erreurs et autres errements ne manquèrent pas d’être montés en épingle par les créationnistes dans le pays où s’est tenu en 1925 à Dayton (Texas) le fameux « procès du singe ». Et jusqu’à récemment il est des auteurs peu scrupuleux qui n’ont pas manqué de l’évoquer en omettant de signaler que ce n’était après tout qu’une grosse boulette reconnue comme telle par tous les scientifiques, y compris ses auteurs.

 3. Le Tchadanthrope : une erreur assumée et même dépassée

En 1961, Yves Coppens, jeune attaché de recherche du CNRS, après une équipée qui l’a conduit lui et son épouse dans le Bassin du Tchad, revient avec une belle collection d’ossements fossiles. Et parmi eux, la face d’un primate qu’il va décrire et nommer Tchadanthropus uxoris (l’homme du Tchad de mon épouse). Il estime que les formations qui ont livré le fossile sont d’âge Villafranchien (sic), soit au moins 1 Ma et il rapproche ce nouvel hominidé des Australopithèques. Quelques années plus tard, suite aux travaux de terrain de Michel Servant et des analyses géochronologiques qu’il a réalisées grâce à des coquilles calcaires associées aux ossements de vertébrés de ce site, l’âge de Tchadanthropus se voit rajeunit : 10 000 ans. Dans la foulée de cette avancée, Coppens associe son nom aux géologue et géochronologiste qui ont fait l’étude pour signaler la rectification. Par ailleurs, eu égard le piètre état de conservation du fossile, bien des spécialistes qui ont pu le consulter s’accordent pour suggérer qu’il s’agit d’un fragment de crâne d’homme moderne. Cependant, cette erreur assumée n’a pas nui, bien au contraire, aux recherches paléoanthropologiques entreprises par Yves Coppens, et on peut même dire qu’elle fut un tremplin dans son itinéraire. C’est grâce au Tchadanthrope qu’il a pu circonvenir les agences de recherche d’organiser des expéditions paléontologiques en Ethiopie en y associant des dizaines de chercheurs français de toutes disciplines, dont le couronnement sera la découverte de Lucy grâce aux collaborations qu’il a patiemment tissées avec des universitaires nord américains et africains. Alors bien sûr, comme il le déclarait récemment : « Certes, Tchadanthropus n’a pas l’âge que j’espérais », mais il lui a permis de construire une œuvre collective qui s’enrichit chaque jour de nouvelles découvertes et nous enthousiasme sur un thème passionnant, les origines de l’homme.

4. L’escroquerie la plus célèbre : l’homme de Piltdown (1913-2016)

Ce n’est qu’en 2016 qu’un point final a été mis au « cold case » le plus célèbre de l’histoire de la paléoanthropologie2. Après plus de 100 ans de controverses sur cette prétendue découverte publiée en 1913, contestée ou au moins discutée dans près de 400 publications mais mise en doute de façon définitive seulement en 1952, puis à compter de cette date, objet de 1200 autres qui s’interrogent sur l’identité du ou des escrocs, ce n’est qu’en 2016 que fut apportée une réponse définitive : un seul coupable est dans la ligne de mire des auteurs, Charles Dawson. C’est de loin la tromperie la plus élaborée, la plus déroutante sans doute parce qu’elle met en scène un individu que l’on peut sans ambages qualifier de pervers. De fait, on peut le dire aujourd’hui, l’affaire a débuté avant 1908. Dans l’Angleterre d’alors, les amateurs de fossiles et surtout de restes humains font feu de tout bois… ou plutôt de tout reste pierreux qui « puisse évoquer un usage par des ancêtres de l’homme ». Ainsi s’est créé un vaste réseau d’amateurs qui échangent leurs trouvailles qu’ils nomment éolithes, et aussi demandent conseil et assistance aux scientifiques institutionnels. Parmi eux, on compte Charles Dawson, un homme de loi qui par ailleurs s’est fait connaître auprès des paléontologues de la Royal Society par ses découvertes de restes de dinosaures et même de Mammifères mésozoïques, en l’occurrence une espèce de multituberculé qui lui sera dédiée. Ainsi a-t-il ses entrées dans les sociétés savantes de Londres et y trouvera aisément des soutiens le moment venu, en particulier celui de Arthur Smith Woodward (1864-1944), grand spécialiste de poissons fossiles. Il est le premier à qui il fait part de ses « découvertes » à Piltdown. C’est un site proche d’une ferme dont il assure la gestion et qu’il fait fouiller par ses ouvriers pour y découvrir des éolithes. Mais voilà qu’ils viennent de mettre au jour des restes fossiles humains ! Smith Woodward s’enthousiasme et non seulement lui apporte son soutien mais visitera le site, et d’ailleurs aura la bonne fortune de débusquer lui-même à Piltdown une fort belle mâchoire de primate (de fait celle d’un orang-outang actuel !)

Et c’est ainsi que de 1910 à la mort de Dawson en 1916, les découvertes de restes humains, d’autres fossiles de mammifères et même d’outillages se succèdent à Piltdown 1 puis Piltdown 2 et seront l’objet de publications plus sensationnelles les unes que les autres : le plus vieil Anglais a vécu dans le sud de l’Angleterre à Piltdown voici des lustres ! Ci-dessous figure un calendrier qui résume la succession des découvertes, de leurs auteurs et des témoins présents sur les lieux. On peut constater que Charles Dawson cumule tous ces rôles sans pour autant avoir jamais été suspecté d’avoir plus que favorisé toutes ces découvertes… au final pas très fortuites.

Après 40 ans de controverses, en 1953 la vérité éclate : le « crâne » soi-disant fossile et la mandibule présentée pour preuves par Dawson et Smith Woodward de l’existence d’un homme fossile dans ce coin d’Angleterre vieux de milliers d’années, est un artefact. Pas moins d’une trentaine de débris osseux le compose : une vingtaine de pièces osseuses de deux crânes humains datée de 620 ans, une mandibule d’orang-outan composite et des dents de chimpanzé. S’y ajoutent d’autres fossiles appartenant à divers animaux de divers lieux. Pour les gens de science de Grande-Bretagne, l’escroquerie de Piltdown va devenir plus qu’une blessure, une gangrène qui pendant plus de 100 ans rongera leur réputation. Une publication dans la plus haute de leurs institutions en 1913 l’a vu naître. Une autre publiée en 1953 aurait éteindre une infection qui depuis lors couvait, et déjà à cette date, plus de 400 publications avaient abordé la question et alimenté le débat sans pour autant mettre sérieusement à mal les propos de Dawson et Smith Woodward de 1913. Par la suite, lorsqu’il fut évident que Piltdown était une supercherie, on s’interrogea sur l’identité du ou des coupables. Pas moins de 27 noms de scientifiques ont figuré sur la liste des suspects, Charles Dawson et Smith Woodward, mais aussi Teilhard de Chardin et jusqu’à Martin Hinton, un spécialiste de rongeurs, dont on découvrit dans une malle lui ayant appartenu, en dépôt dans les combles du British Museum, des ingrédients de nature voisine à ceux utilisés pour artificiellement vieillir les fossiles de Piltdown.

Herbert Thomas a fait un compte rendu très précis de ces enquêtes qui souhaitaient mettre en cause le ou les artisans de l’escroquerie. En 2014, une bibliographie critique sur le sujet répertoriait pas moins de 1200 articlesparus entre 1953 et 2014. Pourtant ce n’est que récemment en 2016 que des analyses ADN, des études de spectroscopie sur tous les spécimens « humains » ont permis de mettre en évidence que les fossiles attribués à l’homme de Piltdown sont composites et formés de dents ayant appartenu à un seul orang outang actuel et de morceaux de deux crânes humains d’environ 500 ans. Les différents spécimens ont été artificiellement vieillis, manipulés puis enfouis dans les graviers de Piltdown 1 et 2 par un seul individu. Il n’y a donc qu’un seul etmême escroc : Charles Dawson. Etait-il seul ou accompagné lors des travaux de terrassement pour manier le pic et la pelle et enfouir les faux fossiles, ou s’est-il fait aider ? C’est le dernier mystère qui reste, et il sera bien difficile à élucider.

5. Toumaï, une affaire pitoyable (2001-2018 ?)

Le cas de Toumaï n’est pas une fraude à proprement parler, une tromperie. Il n’empêche que l’incurie qui a suivi la découverte du lot de fossiles et dont le crâne de primate dénommé Sahelanthropus tchadensis est devenu le centre n’est pas sans rappeler la découverte très opportune des restes de l’homme de Piltdown voici plus de 100 ans. A un escroc près dira-t-on. Mais avec tout un cortège, comme voici 100 ans en Angleterre, de bévues, d’erreurs, de dissimulations et cachotteries, de déclarations prématurées ou incomplètes qui font que la reconnaissance du statut de « l’hominidé du Tchad » est aussi embourbée que le fut durant plus de 100 ans celui de l’homme de Piltdown. Pour ce dernier la faute incombe à un escroc, Charles Dawson, débusqué voici tout juste deux ans. Pour Toumaï, le responsable du pataquès qui a suivi sa découverte est Michel Brunet, au demeurant professeur d’université pas plus versé dans l’anthropologie que Smith Woodward, Osborn, Matthew et Gregory pour ne citer que ceux dont j’ai évoqué les erreurs de jugement. Il a noyé la découverte des ossements du Tchad venus dans ses filets sans être à même d’en tirer parti, hors des honneurs et des prébendes.

L’histoire a commencé en juillet 2001 au cœur du désert tchadien quand Alain Beauvilain et ses collègues tchadiens, commandités et financés par des crédits obtenus par Michel Brunet, découvrent un site fossilifère exceptionnel. Dans les jours qui suivent, ce géographe tout terrain de longue date signale sa découverte à ses correspondants qui sont en l’occurrence des journalistes du Figaro. Et le grand quotidien en fera sa une le 31 juillet 2001. Deux ans plus tard, des notes scientifiques paraissent dans Nature et officialisent la découverte. De fait on aurait pu se douter dès la première publication qui donne à voir et décrit le crâne et sa mandibule découverts un an plus tôt par Alain Beauvilain et ses collègues tchadiens que l’affaire ne serait pas simple. Le fossile tout juste débarrassé des encroûtements qui le couvraient en partie, est présenté en page de couverture sous un angle peu orthodoxe : une vue 2/3. Or dans le cadre des publications scientifiques, les seuls angles de vue autorisés sont les vue faciale, latérale, dorsale, et ce afin de pouvoir faciliter aux spécialistes les comparaisons avec leurs propres spécimens. Ce n’est pas le cas pour Toumaï qui au demeurant est un crâne déformé, et on ne peut juger précisément du degré de déformation qu’il a subi et aussi le comparer scrupuleusement à tout autre spécimen de même type. On apprend aussi que Michel Brunet a évincé Beauvilain de la poursuite des explorations et des études en cours.

Dans la description de l’espèce figure, outre le crâne, une mandibule qui gisait à ses côtés, et comme il le sera révélé par d’autres chercheurs, une molaire inférieure isolée a été collée à la mandibule de façon si maladroite et définitive qu’il est impossible de savoir s’il s’agit d’une M3 droite convenablement associée à l’hémi-mandibule droite du gisement, ou, comme le prétendent d’autres auteurs, d’une M3 gauche. Concernant cette mandibule associée dans la publication princeps au crâne : appartient-elle à ce même individu ? Sur quelles études se fondent cette association ? A ce jour, pour répondre à ces questions, on doit se contenter d’un tissu d’assertions. Autrement dit aucune exploration scientifique tendant à infirmer ou confirmer l’hypothèse de cette « continuité osseuse » entre crâne et mandibule n’a fait l’objet d’une publication argumentée dans l’un ou l’autre sens.

Par la suite, les publications très nombreuses dont ces fossiles ont été l’objet n’ont en rien éclairci son statut, et ce par la faute de celui qui depuis la trouvaille s’arroge le droit de disposer à sa guise de ce matériel unique, quitte à occulter une partie des spécimens, sans avoir conscience qu’il n’a pas les capacités à assumer seul une telle étude. Et on se prend à se dire que d’une certaine façon on vit un peu les prémisses de l’affaire Piltdown, l’escroc en moins. Car après toute cette accumulation de gaffes, combien de temps faudra-t-il pour approcher la vérité, à savoir identifier correctement Toumaï, et lui accorder un statut dans l’histoire des Primates en accord avec toutes ses caractéristiques physiques dûment inventoriées.

Enfin, il faut souligner que jamais il n’a été envisagé de réaliser une reconstitution du gisement en laboratoire. Pourtant la surface où gisaient les ossements est réduite, quelques mètres carrés. Tous les ossements ont été étiquetés enregistrés et emballés avec soin et il existe un archivage photographique riche et des notes de terrain des découvreurs. Aussi après moulage de chaque spécimen, il aurait été facile de reconstituer le site. Une telle reconstitution pourrait aussi figurer dans un ou plusieurs musées et aurait des vertus pédagogiques certaines. Et la question se pose : cette accumulation d’ossements est-elle naturelle ? Le résultat d’un dépôt en milieu aqueux ? Ou est-elle artificielle parce que réalisée par des « passagers du désert », et ils sont nombreux, qui auraient accumulé en un seul lieu des ossements épars ?

Enfin il y a l’affaire du fémur qui au moins depuis 2004 est hors d’atteinte des spécialistes. Si je dis 2004, c’est que à cette date il a été déterminé avec certitude comme ayant appartenu à un primate. Avant cela, il est possible qu’il soit passé inaperçu et après tout cela peut arriver. Mais dès février 2004, il est attesté comme tel et pourtant va rester hors d’atteinte de tout spécialiste pendant 14 ans, alors qu’est proclamé haut et fort sur la seule foi d’une étude de la base du crâne, déformé rappelons-le, que Toumaï était un primate bipède.

Pourtant une occasion se présente début 2018 quand la Société Anthropologique de France se réunit à Poitiers. Un de ses membres qui a eu accès au fossile souhaite en faire une présentation. Il est écarté… Et depuis le fémur est retourné dans son coffre-fort et est inaccessible pour toute étude comparative, si ce n’est qu’une vidéo de l’émission de France Inter que j’ai évoquée montre Michel Brunet le brandissant pour sans doute appuyer son propos. Je crois qu’en dépit de ses paléontologiques gesticulations il n’a alors convaincu personne.

Ceci étant, il est probable que Sahelanthropus avait les mêmes aptitudes ambulatoires que révèle l’anatomie des Ardipithecus et des Australopithèques qui vivaient entre 4.4 à 2 ma et qui sont différentes de celles et de leurs successeurs des lignées humaines, et de celles des grands singes d’aujourd’hui : tous pouvaient alors se déplacer aussi aisément et rapidement à terre que dans les arbres. Mais comment en être sûr alors que toute comparaison précise avec les fossiles de pré-humains découverts ici ou là est rendue impossible par Michel Brunet qui a confisqué les spécimens découverts en 2001.

Les recherches sur les origines de l’homme sont depuis toujours sous influences : les modes, les religions, les idéologies, les théories du moment, orientent, embrument, sans souvent qu’ils en aient réellement conscience, les chercheurs qui, aussi savants soient-ils, abordent ces thèmes au demeurant très sensibles dans l’opinion. Dans l’affaire de Moulin Quignon, au final, ce sont les idées d’un Cuvier pourtant disparu depuis longtemps que Boucher de Perthes combat, et il sera plus aisément dupé en souhaitant à tout prix, c’est le cas de le dire, mettre au jour l’artisan qui a fabriqué les outils découverts dans les falaises d’Abbeville.

Les « trouvailles » de Cavaleras, du Nebraska et de Cardiff, sont-elle des tromperies, des erreurs de jugement ou falsifications ordinaires ? Je ne crois pas. C’est pour mieux combattre croient-ils les idées créationnistes que des savants se laissent embarquer et perdent toute lucidité pour montrer de bonne foi que les origines de l’homme sont après tout un problème de paléontologie « ordinaire ». Notons en passant que la liste de ceux qui se sont trompés est tout de même assez longue,  et on y trouve nombre de célébrités, du moins dans leurs domaines. : Osborn, Matthew, Gregory, au Nebraska, Smith Woodward à Piltdown. Tous sont des savants, mais aucun n’est spécialiste de paléoanthropologie.

Le cas de Coppens est assez simple : les Australopithèques sont à la mode, mais ce sont des découvertes anglo-saxonnes, que ce soit en Afrique du Sud ou au Kenya. Il faut que la France relève le gant. Mais il n’empêche qu’à l’inverse de bien d’autres, Coppens fera très rapidement amende honorable. Le verdict pour ce savant en herbe, dans la mesure où très tôt il a reconnu son erreur tourne à l’absolution, et même, et c’est là son talent, à la béatification…

Pour les autres, la quête de gloriole, ce très humain travers, est le maître mot qui les a fait se fourvoyer, voire se ridiculiser dans des domaines d’étude qu’ils ne maîtrisaient pas. Qu’il s’agisse d’admission dans un corps d’élite pour Charles Dawson, en l’occurrence la Royal Society, de recherche de crédits afin de poursuivre des travaux sur un sujet qui tient à cœur, pour Michel Brunet en 2001 et qui souhaite accéder à la cour des grands, du moins ceux qu’il estime tels, tous à un moment ont oublié un précepte aussi ancien que cruel : le fossile ne fait pas le savant.

Références :

Herbert Thomas. 2002. Le mystère de Piltdown. Une extraordinaire imposture scientifique. Édition Belin

De Groote I. et al. 2016. New genetic and morphological evidence suggests a single hoaxer created ‘Piltdown man, Royal Society, Open science,3 : 160328.

http://dx.doi.org/10.1098/rsos.160328

Claudine Cohen, Jean)Jacques Hublin, 1989, Boucher de Perthes. Les origines romantiques de la préhistoire, éditions Belin.

Servant M., Ergenzinger P., Coppens Y. 1970, Datations absolues sur un delta lacustre quaternaire au Sud du Tibesti (Angamma), C. R. Sommaires Soc. Géol. France. 1970, fasc. 8 : 313-314

Bate, David G.. 2014 An annotated select bibliography of the Piltdown forgery. Nottingham, UK, British Geological Survey, 129pp. (OR/13/047)

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Publié dans : Rencontres du Dinoblog

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