Le Dinoblog

La paléontologie dans tous ses états, par l'équipe du musée des dinosaures

Le prognathisme est-il un défaut ? Oui, s’il n’est que proéminence disgracieuse. Non s’il est si prononcé qu’un tel menton devient l’outil le plus approprié pour capturer des proies, piocher dans la vase et le sable pour se sustenter, et en un mot survivre. C’est la découverte d’un marsouin fossile à la très, très longue mâchoire inférieure qui est l’occasion de ce billet, tour d’horizon des plus longs mentons connus chez les mammifères et quelques autres (1).

Les marsouins sont les nains des Cétacés : entre 30 et 200 kilos  alors que c’est par tonnes que l’on jauge leurs parents. L’étymologie de leur patronyme fait référence à la brièveté de leur museau comparé à celui des dauphins, et marsouin  signifie « cochon de mer ». C’est aussi leur silhouette ramassée et leur aspect dodu qui frappent. Ils se sont forgés auprès des marins une certaine réputation d’insouciance : ne dit-on pas qu’ils marsouinent au-dessus des vagues, défiant les lois de la pesanteur ? Mais pas celles de l’hydrodynamique ! Aussi jusqu’ici les considérait-on plutôt pêcheurs de surface, ravageant les bancs d’anchois, de sardines et aussi ceux d’encornets qui, la nuit, viennent à fleur d’eau admirer la lune. Ils sont apparus voici une douzaine de millions d’années, dans les mêmes temps qui ont vu se différencier les dauphins, qui eux ont un museau affuté. Et voici que l’on compte depuis peu dans la fratrie joueuse des marsouins un ancêtre dont on peut dire qu’il était particulièrement bien outillé pour plonger sur les fonds sableux et s’y s‘empiffrer  de seiches, limandes, plies, soles, fussent-elles ou non beurrées, voire de coquillages enfouis dans le sable. À la fin du Miocène et jusqu’au Pliocène (5 à 2.5 ma) a sévi sur les fonds des côtes californiennes un marsouin aujourd’hui disparu et pourvu d’un prognathisme ravageur pour les bancs de ces carrelets et bivalves qui tentent d’échapper aux amateurs de leur chair fraiche en s’enfonçant dans le sable. Leurs yeux tout juste affleurant de leurs cachettes, ils espèrent déjouer les amateurs de leur chair fraiche, et dans le même temps guetter crevettes et autres animalcules qui passent à leur portée sans se douter du danger qu’ils encourent.

Leur ennemi d’alors a été dénommé  Semirostrum ceruttii, le nom de genre faisant référence bien sûr à la brièveté de la mâchoire supérieure, et le nom d’espèce est celui de son découvreur, Richard A. Cerutti. Sa longueur totale voisinait les deux mètres. Le crâne est pourvu d’un museau allongé, beaucoup plus que celui des marsouins actuels, et la mandibule dépasse de plus de 40% l’extrémité de la mâchoire supérieure. Grâce à cette mâchoire inférieure d’une rare longueur, il fouillait et labourait les sables littoraux pour y trouver pitance voici quelques  millions d’années.

Reconstitution de la silhouette de Semirostrum ceruttii du Mio-Pliocène de Californie. Outre le crâne, différents éléments du squelette ont été trouvés (en blanc). La silhouette est un celle d’un squelette composite. Échelle = 1 mètre.

Crâne en 3D de Semirostrum ceruttii et sa mandibule découvert dans le Mio-Pliocène de Californie. La longueur du crâne facial est d’environ 30 cm, celle de la mandibule de plus de 40 cm.

Ce bec osseux ravageur est en en tout point comparable à celui de certains oiseaux marins dénommés becs-en-ciseaux qui eux au ras des vagues, pillent les bancs de sardines pour nourrir leurs nichées. Vêtus d’une redingote noire et chemisés de blancs , les becs-en-ciseaux  – plusieurs espèces de sternes rattachées au genre Rynchops – volettent près des rivages au ras des vagues, bec dans l’eau (http://www.youtube.com/watch?v=xmpMxwtnE8Y). Mais ce bec dans l’eau n’est pas synonyme de déception après quelque rendez-vous manqué : les volatiles récoltent ainsi à grande vitesse de quoi se nourrir et subvenir à leurs nichées (http://www.arkive.org/black-skimmer/rynchops-niger/video-09a.html).

Leur mâchoire inférieure est remarquable, non seulement par sa couleur orangé vif à la base et noir à l’extrémité, mais surtout par le fait que la mandibule inférieure est plus longue d’un tiers que la supérieure. Évidemment  nous parlons oiseaux, et leurs becs sont faits de matière corné.  Mais on note que cet organe est parcouru de plusieurs canaux qui constituent tout un système d’innervation et de vascularisation que l’on ne trouve chez aucun autre. Ce réseau nerveux et ses terminaisons leur servent à repérer les proies, et les Rynchops  possèdent des fonctions sensorielles performantes qui « guident » l’action ravageuse de ces oiseaux dans leur recherche des anchois et sardines qu’ils chassent avec une précision qu’un militaire d’aujourd’hui qualifierait de chirurgicale.

On retrouve dans la mâchoire osseuse du marsouin fossile tout un système de perforations et canaux qui laisse envisager que lui aussi possédait des organes sensoriels performants qui l’aidaient à débusquer ses proies non dans les eaux de surface, mais sur les fonds sableux. Les dents coniques implantées à l’arrière de la symphyse montrent des stries d’usure compatibles avec la fragmentation de coquilles benthiques aussi bien que la mastication de poissons plats, en particulier les raies (http://www.youtube.com/watch?v=I-SDH1cG9x8).

La tribu des longs mentons chez les Mammifères ne compte pas que des amateurs de chair fraîche : des gros herbivores au tempérament ‘bêcheur-sécateur’ ont vu au Miocène s’allonger leur menton précédé d’incisives puissantes qui leur servait à faucarder les marais et bords de rivière qu’ils nettoyaient pour s’en repaître des algues, branchages et autres végétaux aquatiques.

Crâne et mandibule de Platybelodon grangeri. Musée Cosmocaixa, Barcelona.

Les Platybelodon, Amelodon et autres genres de même allure, étaient de ces Proboscidiens à la tête de pioche qui au Miocène et au Pliocène ont jardiné et faucardé les marais et bords de rivière d’alors, en Afrique, Eurasie et Amérique du Nord. Leurs incisives inférieures leur permettaient d’écorcer et couper les branches des arbres et feuillages dont ils se nourrissaient : les stries que l’on y observe s’expliquent mieux par ce type d’abrasion que s’ils avaient utilisé comme une bêche leurs incisives pour fouiller la boue (http://www.youtube.com/watch?v=Ev0Ij3Y85Fo).

Sans doute les Platybelodon barrissaient-ils pour signaler leur présence et rencontrer des ami(e)s, et aussi rassurer leurs progénitures. Mais leurs vocalises, si variées et musicales qu’elles aient pu être, n’ont pas été gravées dans la pierre de leur tombeau.

Reconstitution d’un groupe de Platybelodon imaginée par l’artiste Margret Flinsch. L’esquisse a été publiée (p. 332) dans la monographie « éléphantesque » que Henry Fairfield Osborn consacra aux Proboscidea du Miocène et Pliocène : 2 volumes, 1675 pages, 1244 illustrations (Monographie de l’American Museum of Natural History, 1936).

Quant aux cris des marsouins fouisseurs des fonds marins du Miocène, peu de chance qu’ils aient été perçus par d’autres que leurs congénères. D’une part ils pratiquaient l’écholocation pour se diriger dans l’obscurité des fonds marins, repérer des proies et communiquer avec leurs partenaires sexuels du moment, comme bien des Cétacés : l’os pétreux de Semirostrum est en tout point semblable à celui des dauphins et marsouins actuels. Quant à leurs chants, plutôt des cliquetis,  ils étaient émis sous le sceau d’un label indépendant, réservés aux seules ouïes des membres de leur engeance.

 

(1). Rachel A. Racicot, Thomas A. Deméré, Brian L. Beatty, Robert W. Boessenecker. 2014. Unique Feeding Morphology in a New Prognathous Extinct Porpoise from the Pliocene of California. Current Biology, Volume 24, Issue 7,  pp. 774-779.

DOI: http://dx.doi.org/10.1016/j.cub.2014.02.031

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Publié dans : Amérique du Nord,Mammifères fossiles,Nouveautés

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1 Réponses pour “Tête de pioche : quand les proies s’enfoncent, les mentons s’allongent.”

  1. [...] Le prognathisme est-il un défaut ? Oui, s’il n’est que proéminence disgracieuse.  [...]

  2. Jacques PRESTREAU dit :

    Tout faux à propos du Platybelodon ! La photo du musée de Barcelone est claire: cette mandibule inférieure a été sélectionnée par l’évolution pour pouvoir jouer à la pelote basque !

    ;-)