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Hommes et grands Carnivores : une guerre froide sans merci

Le 18 février 2020 par Jean-Louis Hartenberger

En Afrique de l’Est, cette compétition entre amateurs de chair fraîche a débuté voici quatre millions d’années, coexistence oblige. Auparavant, les grands Carnivores étaient les prédateurs les plus nombreux en effectifs et en espèces. Au fil des millénaires leur nombre a chuté inexorablement. La cause de cette déconfiture : la montée en puissance des Hominidés servis par un cerveau de plus en plus performant. Par leur opportunisme et leur sagacité, nos ancêtres n’ont eu de cesse de soustraire à leurs adversaires les proies dont jusqu’alors ils se régalaient, et les ont affamés.

Cette démonstration est proposée par un groupe d’experts qui a compilé les données fossiles et climatiques qui rendent compte de l’histoire des hommes, des flores et des faunes du Rift d’Afrique de l’Est que bien des auteurs considèrent comme le berceau de l’humanité (1).

La galerie des grands Carnivores qui ont vécu en Afrique de l’Est (Tanzanie, Kenya, Ethiopie) du Pliocène jusqu’à la fin du Pléistocène est d’une grande richesse. Laissant de côté les animaux de moins de 21 kg, on compte au début du Pliocène 36 espèces de grands Carnivores que l’on peut regrouper en six catégories :

  • un groupe carnivore-omnivore comprenant une martre géante et 3 civettes géantes plus un ursidé (Agriotherium). Leur déclin en diversité débute il y a 4 ma, et ils ont depuis tous disparu. On peut penser que leur régime alimentaire éclectique les a mis en compétition directe avec les Hominidés.

  • Les loutres géantes sont le deuxième groupe qui s’éteint dans la région à la fin du Pléistocène.

  • Il en est de même des tigres à dents de sabre. Très diversifiés jusque là, on a pu en compter jusqu’à 8 espèces, toutes ont disparu il y a 1 ma.

  • Les hyènes forment le quatrième groupe. Aujourd’hui seules deux espèces persistent, alors qu’on a pu en compter auparavant jusqu’à 10 réparties dans 6 genres.

  • Les félidés à canine conique (lion, panthère, guépard) sont restés en nombre relativement stables durant la même période, et sont toujours présents dans la faune actuelle, mais en fort déclin.

  • Les chiens et lycaons sont le sixième groupe et eux aussi restent stables durant cette période, et figurent encore dans les faunes d’aujourd’hui.

 Au total ce sont donc environ 25 espèces de grands Carnivores qui ont succombé à l’aube du Pléistocène supérieur, alors que les Hominidés croissaient et se multipliaient pendant le même temps.

Et c’est d’ailleurs cette région du Rift Africain qui est considérée à juste titre par de nombreux auteurs comme le berceau de l’humanité. En témoigne la découverte dans ces lieux de cinq genres d’Hominidés et une quinzaine d’espèces, fossiles-clé qui rendent compte de l’émergence de la lignée humaine et de ses transformations au fil du temps : Ardipithecus, Paranthropus, Kenyanthropus, Australopithecus, Homo. Les gisements qui les ont révélés sont bien datés et leurs contextes fauniques et floraux a fait l’objet de nombreuses recensions. En particulier les Carnivores de toute taille qu’on y rencontre ont été l’objet d’études approfondies. La compilation des durées de vie de ces derniers, déduites de leurs présences ou absences dans la dizaine de gisements bien datés où sont aussi présents les Hominidés permet de comparer les taux d’extinction des petits carnivores à ceux des grands carnivores. Sur la figure suivante on voit que alors que le taux d’extinction des premiers reste constant durant ces 4 ma, celui des grands carnivores connaît une croissance rapide, quasi exponentielle.

Taux d’extinction comparés des petits et grands Carnivores en Afrique de l’Est. (D’après réf. 1).

Pour expliquer ce processus d’extinction rapide réservé aux seuls grands Carnivores, on peut faire deux hypothèses. La première privilégie les causes climatiques sources de modifications du couvert végétal, et par voie de conséquence de son peuplement en herbivores. A d’autres périodes de l’histoire des faunes, il a pu être documenté que des bouleversements climatiques avaient entraîné la disparitionde nombre d’herbivores et que leurs prédateurs en avaient souffert, jusqu’à constater l’extinction de plusieurs lignées dans leurs rangs.

La deuxième hypothèse propose que c’est la prospérité soudaine des Hominidés qui a précipité la chute des grands Carnivores. Servis par un cerveau de plus en plus complexe, ils ont développé des stratégies de plus en plus performantes pour s’assurer la main-mise sur l’exploitation des hardes d’herbivores, jusqu’à prendre le contrôle de ce garde-manger.

Les données paléo climatiques sur la région et leur influence sur le couvert végétal ne manquent pas, car elles recèlent les gisements les plus célèbres qui documentent les débuts de ce que l’on a pu dénommer l’aventure humaine : c’est au Kenya, en Tanzanie, en Ethiopie, que se situent les célèbres gisements de Laetoli, Koobi-Fora, Woranso-Mille, Olduvai et de la vallée de l’Omo. On y constate que durant les derniers 4 ma, la température et la pluviosité ont peu varié. On note tout juste une baisse de la température annuelle et de moindres précipitations. Dans le même temps le couvert végétal a évolué, moins dans la diversité des espèces qui le composent que par leur extension spatiale, et cela est probablement liée à la réduction des précipitations. En outre il faut rappeler qu’au cours du Pliocène, le remplacement de forêts denses par des forêts plus clairsemées, est une tendance d’échelle globale.

De nombreux spécialistes considèrent que cette transformation des paysages végétaux en Afrique de l’Est marquée par une réduction des futaies et leur éparpillement a fortement influé sur l’émergence puis la diversification des Hominidés et leurs adaptations, en particulier l’évolution de leur cerveau : les auteurs constatent une étroite corrélation entre modification du couvert végétal et croissance de la taille du cerveau chez les Hominidés ( coefficient R2 = 87 %).

Modification du couvert végétal et croissance du cerveau. (D’après réf. 1) . Exemples d’Hominidés (BohatALa.com papers).

Et c’est à la même époque que les grands Carnivores disparaissent de la région. Dès lors si la réduction du couvert végétal était la cause directe et unique en Afrique de leur déclin, il serait logique d’observer la même tendance dans les autres régions du globe d’où les Hominidés sont absents. Ce qui n’est pas le cas, puisque l’on constate que partout dans le monde le nombre de grands Carnivores reste constant, au moins jusqu’au début de l’Holocène, il y a 10 000 ans. Dès lors on est en droit de privilégier l’hypothèse qui envisage que ce sont les Hominidés qui en Afrique de lEst ont contribué au premier chef à la déroute des grands Carnivores.

Se pose alors la question des causes matérielles de cette défaite. On peut envisager trois modes opérationnels qui ont permis aux Hominidés de supplanter les Carnivores dans l’exploitation des hardes d’herbivores : des chasses plus efficaces, le pillage des proies à peine tuées par leurs « adversaires », ou l’exploitation des carcasses laissées pour compte et dont les Hominidés pour l’occasion charognards se sont nourries..

Pour la première hypothèse, les premiers outillages de pierre des Hominidés datent d’il y a 3.3 ma. Dès lors, ils deviennent plus performants dans toutes les activités cynégétiques, de la capture des proies jusqu’à leur dépeçage.

L’exploitation des carcasses abandonnées et négligées par les Carnivores a pu constituer une ressource alimentaire que les Hominidés ont ciblé et dont ils ont privé par voie de conséquence les prédateurs qui les avaient tuées, et ce de deux façons : soit les Hominidés ont subtilisé les proies fraichement tuées au nez et à la barbe de ces grands chasseurs en les éloignant de leurs victimes – il est relativement aisé de repousser à coup de bâtons des lions ou panthères – soit ils se sont repus de cadavres abandonnés de longue date endossant le costume de nécrophages.

Pour appuyer ces thèses, il suffit d’observer au jour le jour le comportement des prédateurs dans leurs chasses, et les précautions que quelques uns d’entre eux prennent pour s’assurer qu‘ils profiteront des proies qu’ils ont eu tant de mal à abattre, et qui au plan de la dépense énergétique leur ont tant coûté. Guépards et panthères ont coutume de percher dans les arbres leurs proies. Ce qui cependant ne les met pas à l’abri des vautours. Par contraste, pour les lions, on observe que c’est au quotidien qu’ils se font voler leurs captures par les hyènes qui agissent en groupe pour ce faire, et on peut envisager que nos ancêtres étaient tout aussi habiles à les délester que ne le sont aujourd’hui ces acteurs de la savane.

Au final, la recherche quotidienne d’une alimentation carnée a influencé le comportement des Hominidés et favorisé leurs capacités cognitives en même temps que croissaient leurs populations et qu’ils acquéraient un outillage lithique de plus en plus performant. Et peu à peu, inéluctablement, ils ont privé de leurs proies la plupart des grands Carnivores qu’ils côtoyaient jusqu’à les affamer et les conduire à leur perte.

Ainsi il apparait que très tôt les humains ont modifié les écosystèmes où ils vivaient jusqu’à les transformer. Dès le Pliocène ils endossent le statut d’espèces clés de voûte, pierres angulaires des communautés où ils vivent.

De nos jours, l’impact des activités humaines sur les écosystèmes est reconnue et devenue une évidence, voire une tarte à la crème de bien des discours sur les dégâts qu’elles provoquent sur la biodiversité. Au point qu’il a été proposé de dénommer notre époque l’Anthropocène avec pour date plancher quelques milliers d’années. Mais cette histoire d’un autre temps de compétition Hominidés versus Carnivores qui s’étale sur 4 ma démontre que l’impact anthropique sur les écosystèmes est beaucoup plus ancien qu’on ne l’envisageait, et c’est une fable à la fois antique et moderne.

En conclusion, on doit souligner qu’il n’y eut jamais de confrontation directe entre les adversaires. Ce fut une longue guerre froide qui s’est instaurée voici 4 ma, où les victimes ont été sélectionnées de longue date sans le savoir et conduites à leur perte sans combat. Une manifestation du génie humain très commune si l’on en croit l’Histoire.

 Référence :

  1. S. Faurby, D. Silvestro, L. Werdelin, A., Antonelli. 2020. Brain expansion in early hominins predicts carnivore extinctions in East Africa. Ecology Letters, (2020) 23: 537–544 doi: 10.1111/ele.13451

 

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Publié dans : Afrique,Biodiversité,Crises biologiques,Extinctions,Mammifères fossiles,Paléobiodiversité

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