Le Dinoblog

La paléontologie dans tous ses états, par l'équipe du musée des dinosaures

Le tigre à dents de sabre qui n’en était pas un

Le 25 août 2020 par Jean-Louis Hartenberger

Ne nous fions pas aux apparences recommandait Oscar Wilde. Et le Thylacosmilus atrox du Miocène d’Amérique du Sud ainsi nommé pour ses canines hypertrophiées vient à point nommé l’approuver. L’animal est presque un imposteur. Certes ce marsupial possède des crocs en forme de poignards courbes comme de nombreux carnivores placentaires fossiles, les légendaires tigres à dents de sabre. Mais ce ne sont pas des lames pour découper, trancher, plutôt des pioches pour se fouiller les cadavres dans les charniers, voire déterrer de la glèbe tubercules et racines. Thylacosmilus n’était pas un grand prédateur amateur de chair fraiche (1).

Les années 1926 et 1927, le Field Museum de Chicago organisa les Captain Marshall Expeditions pour effectuer des fouilles paléontologiques en Argentine et Bolivie afin de mettre au jour des mammifères fossiles extraits des dépôts miocènes et pliocènes. L’un des paléontologues qui y participait était Elmer S. Riggs (1869-1963). Et entre autres découvertes, il signala un marsupial carnivore à grandes canines qu’il dénomma Thylacosmilusatrox : thylac = sac, marsupial, smillus = couteau à découper, et atrox = vraiment pas gentil.

La ressemblance avec les déjà célèbres Smilodon, mammifères placentaires carnivores félidés, les célèbres « tigres à dent de sabre » est en effet frappante. Dès lors ce marsupial fut souvent cité comme un exemple de convergence adaptative entre lignées éloignées de longue date, en l’occurrence les Marsupiaux et les Placentaires qui ont divergé voici environ 150 ma.

Il est en effet des modèles anatomiques que sans cesse la nature remet sur son métier. C’est le cas du « tigre à dents de sabre » devenu un standard récurent au cours de différents âges du Tertiaire et identifiable dans au moins sept lignées de carnivores placentaires en Amérique du Nord, Afrique et Eurasie. Et donc, semblait-il, une huitième avait surgi chez les marsupiaux au cours du Miocène en Amérique du Sud.

Les plus célèbres de ces carnivores ont pour nom Smilodon, Macchairodus, Barbaroufelis, Sansanosmilus, Homotherium, et leur présence en abondance dans certains sites comme Rancho La Brea participe à leur renommée http://www.dinosauria.org/blog/2017/05/10/les-maladies-professionnelles-chez-le-tigre-a-dents-de-sabre/

Ainsi donc, chez les marsupiaux, Thylacosmilusatrox du Miocène d’Amérique du Sud et deux autres genres, ont longtemps été considérés comme des équivalents, des écomorphes, des tigres à dent de sabre placentaires. Comme illustré ci-dessous, à première vue THylacosmilus ressemble beaucoup au célèbre Smilodon.

Crâne et reconstitution à gauche de Smilodon fatalis, à droite de Thylacosmilus atrox (image Stephen Lautenschlager).

Mais on le sait, il faut toujours douter. La critique n’est pas un art mais une nécessité dans la recherche de la vérité. Et c’est avec cet a priori riche de conséquences que Christine Janis et une équipe internationale de paléontologues ont révisé les fossiles de Thylacosmilus et les ont comparés de près avec les Smilodon, les plus authentiques des tigres à dents de sabre en utilisant différentes méthodes d’analyse anatomique.

En premier lieu, ils font remarquer que le marsupial bien pourvu en canines pèse un peu plus d’une centaine de kilos, et donc est deux fois plus petit que tout autre vrai tigre à dent de sabre. Chez les prédateurs bondissants, le poids est un atout dans la capture d’une proie. Après avoir bondi à ses trousses ou chu d’un poste de guet, elle doit être immobilisée, saignée et occise, puis dévorée sur place ou emportée à l’abri des autres prédateurs.

Plusieurs autres différences d’ordre anatomique cette fois les ont alertés, et le croquis suivant où côte à côte sont représentés les crânes d’un tigre à dent de sabre « classique » et Thylacosmilus éclairent leur point de vu.

En A un tigre à dents de sabre, en B Thylacosmilus (d’après réf. 1)

Le trait principal de Thylacosmilus est de posséder des canines à croissance continue, comme le sont les incisives des rongeurs ou des lagomorphes. La radio du crâne montre que la racine de la canine est largement ouverte à la vascularisation ce qui permet l’accroissement continu par la base de la dentine, l’ivoire et l’émail. On note qu’elle se prolonge loin en arrière et participe au toit du crâne. Seulement 45% de sa longueur émerge. De plus, sa section est triangulaire. A l’opposé, les racines des canines de Smilodon sont fermées à l’âge adulte, et bien implantées dans le maxillaire sous les orbites, aplaties en lames de couteau, souvent dentelées, en un mot faites pour trancher. Les canines inférieures sont pointues. Ce n’est pas du tout le cas des canines supérieures du marsupial qui ressemblent plus à des pioches, et leur mode d’implantation en fait deux pics divergents, couverts d’émail seulement latéralement. Les canines inférieures sont en bouton, pour servir d’aiguisoir aux supérieures. Pour les incisives, alors que celles supérieures et inférieures des tigres à dents de sabres sont fortes, larges et faites pour pincer, les supérieures sont absentes chez Thylacosmilus et les inférieures très réduites.

Thylacosmilus, radio du crâne et de la section de la canine (Réf. 1).

Tous les félidés, dont font partie les tigres à dents de sabre, possèdent une rangée de molaires réduite, très tranchantes, en particulier les carnassières, la quatrième prémolaire supérieure et la première molaire inférieure. A l’opposé, T. atrox possède une rangée de prémolaires et molaires complète et il n’y pas de carnassière. Toutes les dents sont émoussées, non coupantes. Et il est exclu qu’elles aient pu être utilisées pour broyer des os à la manière des hyènes.

Pour les mandibules, alors que celles des tigres à dents de sabre sont soudées par une forte symphyse osseuse, elles sont disjointes chez Thylacosmilus, cas unique chez les mammifères, encore qu’un fort ligament les aient maintenues liées. Il est possible que cette symphyse flexible ait favorisé l’aiguisage des canines-pioches. La surface de ces mandibules est parcourue de traces de vaisseaux et d’innervations : c’était donc un menton sensible ! Quant à ses pattes, assez courtes et qui ne lui permettaient pas de longues courses ou des sauts de capture, on note que les phalanges de Thylacosmilus n’ont pas de griffes rétractiles, et donc ne participaient ni à la capture, ni au maintien au sol de proies vivantes et gigotantes.

A ces constats, ils ajoutent une analyse de correspondance associant les données anatomiques cranio dentaires de plusieurs félidés avec celles de T.atrox et qui tient compte aussi des relations phylogénétiques de cet échantillon représentatif d’une douzaine de genres. Ces calculs mettent en évidence la situation marginale du marsupial (Tat étoile marron) par rapport à tous les félidés carnivores placentaires qui ont été considérés.

Analyse des caractères morphologiques de grands carnivores, tigres à dents de sabres et Thylacosmilus atrox Tat étoile marron (d’après ref.1).

Ces différents constats déroutent. D’évidence Thylacosmilus est un animal à part, que l’on ne peut rapprocher d’aucun équivalent actuel, pas plus que des célèbres tigres à dents de sabre du passé qui jusqu’à une époque récente – 10 000 ans environ – avaient pignon sur rue et faisaient bombance, poignardant à qui mieux mieux tout herbivore passant à leur portée. Mais Thylacosmilus n’a jamais pu participer à ce type de poursuites suivies de festins, incapable qu’il était de capturer et tuer la moindre proie vivante. Il ne fut jamais au grand jamais un « tigre à dents de sabre ». Ce prédateur aguerri qui se nourrissait de proies vivantes, les tuait en un clin doeil pour sen repaître dans l’instant.

Alors s’il faut l’ôter de la tribu des tigres à dents de sabre, comment le qualifier ? Tête de pioche ? On se perd en conjectures. Peut-être était-il un charognard qui éventrait les carcasses abattues par d’autres et en putréfaction dont il hachait menu les parties molles ? Alors le qualificatif de burgger cat plus exotique et moins péjoratif lui conviendrait mieux. Il se peut aussi qu’il se soit gavé de poissons. Mais l’hypothèse qu’il ait été un végan masqué n’est pas à exclure. Creusait-il le sol pour en extraire les tubercules et racines ? Autant de questions soulevées qui aujourd’hui n’ont pas trouvé l’ébauche d’une réponse. Mais alors, creusons la question…Comme le sujet nous en avons les moyens !

Réferences :

(1). Janis CM, Figueirido B, DeSantis L, Lautenschlager S. 2020. An eye for a tooth: Thylacosmilus was not a marsupial ‘‘saber-tooth predator’’.

PeerJ 8: e9346 http://doi.org/10.7717/peerj.9346

 

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Publié dans : Mammifères fossiles,Nouveautés,Paléobiodiversité

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