Le Dinoblog

La paléontologie dans tous ses états, par l'équipe du musée des dinosaures

La mère de toutes les baleines mise à nu

Le 7 juin 2017 par Jean-Louis Hartenberger

C’est dans un coin désolé du Bassin de Pisco, au Pérou, que vient d’être mis au jour l’ancêtre des Baleines à fanons. Le fossile gisait dans des dépôts de rivage du Priabonien (34,4 ma). Pourvu de nageoires antérieures et de pattes arrières rudimentaires, l’animal possédait un museau de dauphin armé de courtes dents coniques espacées. Il débusquait à grand coups de ce butoir les raies et céphalopodes dissimulés dans les sables des fonds marins pour s’en repaître. De fait, il tamisait au travers de son râtelier les proies cueillies lors de ses plongés, comme aujourd’hui le pratique les baleines qui engouffrent et filtrent plancton et krill grâce à leurs fanons. On l’a nommé Mystacodon selenensis : animal qui porte moustaches (les fanons) et dents et fréquentait la Plage de la Lune, près de Pisco (1).

Mystacodon selenensis découvrant le menu du jour (Alberto Gennari, 2017).

Résumons en quelques mots l’histoire des Cétacés. De nos jours on distingue deux grands groupes : les Cétacés à dents, Odontocètes (cachalots, marsouins et dauphins) et les Cétacés à fanons, Mysticètes (baleines franches et grises et rorquals). Ces deux groupes modernes dérivent des Archéocètes (= vieux cétacés) dont les premiers témoins datent de l’Eocène inférieur (55 ma). C’était alors des animaux piscivores pourvus de mâchoires armées de fortes dents crénelées qui fréquentaient les estuaires des grands fleuves se jetant dans la Téthys. Avec leurs quatre membres ils ressemblaient à de grandes loutres à museau de dauphin. Cette vidéo au titre suggestif – In for a swim – propose en raccourci les différentes étapes de leur évolution : https://www.youtube.com/watch?v=8cn0kf8mhS4

Si le registre fossile permet de suivre depuis cette époque pas à pas l’émergence des Odontocètes, il est plus avare en ce qui concerne l’apparition des Mysticètes. Il n’empêche que en se fondant sur les traits anatomiques singuliers de ces derniers, en particulier en étudiant la formation chez l’embryon des fameux fanons de baleines qui leur permettent de se nourrir en filtrant le plancton, des chercheurs avaient subodoré de longue date qu’avant de se transformer en animaux filtreurs, les ancêtres des baleines à fanons étaient des plongeurs fouaillant et suçant les fonds marins pour y débusquer pitance (2). C’est en particulier le mode d’usure des dentures d’un fossile de l’Oligocène nommé Aetiocetus qui les incita à avancer cette hypothèse. On distingue sur les dents coniques de l’animal des exfoliations et striations horizontale dues aux mouvements répétés de la langue sur leur face interne pour provoquer un flux porteur des proies dont l’animal se nourrit, et rejeter au travers de cette grille dentaire l’eau débarrassée de ses habitants.

Stries d’usure horizontales chez Aetiocetus (Marx et al, 2016).

Ce type d’usure est observé aussi chez un autre mammifère marin, le morse qui se nourrit sur les fonds marins en fouissant et filtrant les sables pour dévorer les coquillages et les crabes qui y sont réfugiés. https://www.youtube.com/watch?v=szf_aJIhcdY. Aussi, d’une certaine façon on peut dire que Mystacodon était un fossile plus qu’espéré, attendu, et ce depuis des lustres.

Rappelons qu’un savant du 19ème siècle, Tycho Tullberg, avait étudié de très près la formation des fanons au cours du développement de l’embryon chez des baleines gravides à différents stades du développement du petit qu’elles portaient. Arrière petit fils de Linné, ce savant d’Uppsala eut l’opportunité à la fin du 19ème siècle de côtoyer les chasseurs de baleine, dans le port de Vadso, en Norvège. Il put faire de nombreuses observations sur leurs captures, en particulier de rorquals, et eut l’occasion de disséquer plusieurs fœtus de ces animaux à différents stades de leur croissance. Il s’intéressa aussi à l’histologie de la mâchoire et de la formation des fanons. Il conclut que ces appendices filtreurs sont recouverts de kératine et qu’on peut les assimiler à des poils qui poussent sur la gencive et à l’intérieur des joues des baleines. Dans un ouvrage remarquablement documenté et illustré paru en 1877, il suggère que ces excroissances apparaissent dans la gencive à partir de papilles épidermiques largement irriguées par des vaisseaux sanguins et nerveux qui peu à peu se couvrent de kératine (3). Des travaux récents démontrent la justesse de ce scénario et le complètent. On peut avoir un seul regret, ils omettent de citer l’étude de ce grand précurseur. La jeunesse est souvent ingrate !

Ainsi tout récemment, en disséquant la mâchoire d’un fœtus de baleineau, des chercheurs ont constaté la coexistence dans l’épiderme de la gencive de germes de dents couverts de dentine et de bulbes de poils faits de kératine. Les bourgeons dentaires disparaissent peu à peu au cours de la croissance de l’embryon, et seuls subsistent et se développent les poils de kératine qui formeront les fanons chez l’adulte (4). Ils rapprochent ces observations de celles faites chez un Mysticète fossile connu alors et daté de l’Oligocène, 24 à 28 Ma, dénommé Aetiocetus. Sa mâchoire est garnie de dents, et sur le palais osseux il y a les traces de foramens nutritifs de même aspect que ceux observés chez le baleineau et qui alimentent la croissance de ses fanons.

En haut un fœtus de baleine disséqué qui montre les bourgeons dentaires sur la mâchoire supérieure. Le crâne d’Aetiocetus de l’Oligocène (24 à 28 ma) et ses dents. La flèche pointe les foramens nutritifs des papilles pileuses. Photo Alex Aguilar (réf.4).

Le Mystacodon découvert au Pérou révèle d’une part que l’origine des Mysticètes est plus ancienne qu’envisagée jusqu’ici, d’autre part nous informe sur la première étape d’un long cheminement évolutif qui graduellement a conduit à l’acquisition de fanons filtreurs. C’est donc une avancée plus que notable, une fort belle découverte. Aussi, ce n’est pas l’abus de la boisson locale qui éclaire d’un large sourire les visages des membres de l’expédition qui ont mis au jour ce fossile clé en 2010, mais bien la certitude que leur découverte sera remarqué. Il n’empêche qu’il a fallu pas moins de sept ans d’études avant que ne soient pleinement dévoilés les quartiers de noblesse.

Le bloc de plâtre renferme le squelette de Mystacodon , la mère de tous les baleines, découvert dans la localité Media Luna, Pisco entouré de l’équipe de ses découvreurs. Photo Gianni Bianucci, 2010.

Le squelette de Mystacodon est presque complet. C’était un animal quadrupède de 3 à 4 m de long aux pattes postérieures réduites, alors que les antérieures sont transformées en palettes natatoires. C’est en particulier le crâne allongé et aplati, sans crête sagittale, qui informe des modes de vie et des aptitudes au fouissage de l’animal. Sur les mâchoires inférieures et supérieures les dents coniques courtes sont espacées, et on peut supposer que pour s’alimenter après succion, l’animal retenait ses proies dans la gueule par filtrage des éléments non nutritifs. Les orbites très latérales, et le mode d’usure des dents, en particulier des incisives, sont autant d’arguments supplémentaires pour indiquer que Mystacodon n’était pas un prédateur qui pourchassait en eau libre poissons et céphalopodes comme ses prédécesseurs les Archéocètes Basilosauridés, ces « serpents » de mer de même souche qui longtemps ont hanté les mers de la Téthys.

Crâne de Mystacodon

Au demeurant, une analyse phylogénétique portant sur 272 caractères chez 38 espèces de Cétacés fossiles et actuels situe Mystacodon à la base de l’arbre phylogénétique des Mysticètes, ce qui lui fait mériter le titre envié de Mère de toutes les baleines.

Post scriptum : Pour tous ceux qui s’intéressent au poil, son histoire, sa vie, son œuvre, et donc aux fanons, la présente découverte sera intégrée et commentée lors des prochaines rencontres du Dinoblog, le samedi 1 juillet 2017. Qu’on se le dise.

Références :

(1) Lambert et al., 2017, Earliest Mysticete from the Late Eocene of Peru Sheds New Light on the Origin of Baleen Whales. Current Biology 27, 1–7

(2) Felix G. Marx et al. 2016. Suction feeding preceded filtering in baleen whale evolution. Memoirs of Museum Victoria 75: 71–82 (2016)

(3) T. Tullberg, 1883. Bau und Entwicklung der Barten bei Balaenoptera sibbaldii” (“The structure and development of blue whale baleen”), Nova Acta Regiae Societatis Scientiarum Upsaliensis.

(4) Demere, T. A., et al. 2008. Morphological and molecular evidence for a stepwise evolutionary transition from teeth to baleen in mysticete whales. Systematic Biology, 57(1), 15-37.

 

 

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1 Réponses pour “La mère de toutes les baleines mise à nu”

  1. DELAMETTE Michel dit :

    Merci de ce bel article qui m’ouvre de nouvelles possibilités quant à une découverte non publiée que j’ai faite en 2005 dans les calcaires nummulitiques du Priabonien des Alpes externes d’un crâne et de dents d’un « Archeocetes ». Comme quoi, les « baleines » sont aussi venues au Pays du Mont-Blanc!