Le Dinoblog

La paléontologie dans tous ses états, par l'équipe du musée des dinosaures

S’il y a belle lurette que je ne compte plus sur la religion pour qu’elle s’occupe de mon âme, il faut bien reconnaître que son influence sur notre culture n’est pas complètement négligeable notamment dans le domaine de la peinture. Alors, après avoir assisté aux aventures d’un moine (bouddhiste), aux prises avec une mare à poissons fossilisés sur une colline de Thaïlande (ici), découvrons les aventures picturales du Christ (juif au moment des faits) impliqué dans une histoire de poissons fossiles sur une montagne près du Lac Léman. L’histoire remonte à 1444, une période où les peintres occidentaux, très attachés à représenter des scènes bibliques, n’avaient pas encore pris l’habitude de reproduire des paysages réels. Ils préféraient alors les symboles et les montagnes, par exemple, étaient représentées comme de simples tas de cailloux sans grande ressemblance avec nos fiers sommets. Un homme se distancia de cette tradition en représentant une scène biblique, pas très originale, mais cette fois-ci plantée dans un décor copié directement sur la réalité. Il s’agit de la fameuse Pêche miraculeuse de Konrad Witz, l’un des quatre volets du Retable de Saint Pierre. Cette œuvre, conservée au Musée d’Art et d’Histoire de Genève, a pris une place capitale dans l’histoire de l’art occidental et vous la retrouverez figurée dans tous les bons ouvrages généraux traitant de cette noble discipline.

La Pêche miraculeuse de Konrad Witz, l’un des quatre volets du Retable de Saint Pierre, exposée au Musée d’art et d’histoire de la Ville de Genève

Un peu d’histoire biblique : l’œuvre fait référence à plusieurs épisodes du Nouveau Testament. Elle dépeint notamment le moment où le Christ ressuscité et les pieds dans l’eau (ou sur l’eau, mais son grand manteau nous empêche de voir son mode de locomotion) retrouve certains de ses disciples en pleine partie de pêche sur le lac de Tibériade : lem>es pêcheurs n’ayant rien capturé, il leur enjoint de lancer leur filet sur la droite de la barque. Et comme par miracle, les apôtres retirent alors une prise de cent cinquante-trois jolis et appétissants poissons. L’apôtre Pierre est représenté deux fois dans la peinture : une fois sur la barque et une fois dans l’eau jusqu’à la taille (il ne dispose pas de la fonction « marcher sur l’eau », lui). Pourquoi cette démultiplication ? C’est que Pierre a reconnu l’individu sur la berge (il faut dire que la brillante auréole est plutôt voyante, mais celle-ci n’a été rajoutée qu’au 19ème siècle) et il s’est jeté dans le lac pour le rejoindre. Dans un épisode de la Bible précédant cette scène, mais qui apparemment inspire également le tableau, le Christ annonce à Pierre qu’il pêchera dorénavant les âmes humaines plutôt que des poissons. Et où cette scène, sensée se dérouler sur le lac de Tibériade, est-elle représentée ? Au bord de la Rade de Genève, l’extrémité occidentale du Lac Léman bien connue pour son jet d’eau (encore qu’absent de la peinture de Witz) et pour ses agences bancaires. Le paysage s’identifie facilement avec les montagnes savoyardes de l’arrière-plan : on voit le Petit Salève sur la droite, le Môle au centre, le massif du Mont Blanc tout au fond et une autre montagne à gauche dont il sera question plus loin. Voilà pour la petite histoire.

Parmi les nombreuses études qui épluchèrent les messages contenus dans cette œuvre, il y a celle de l’historienne d’art Molly Teasdale Smith (1970). Selon elle, Pierre, qui va obtenir la nouvelle fonction de premier pape de l’histoire, tient dans cette œuvre une place capitale. Son nouveau job serait symbolisé dans la peinture de Witz par la présence dans le lointain, à la verticale du filet, d’un berger gardant ses moutons. La chercheuse file la métaphore et constate un possible jeu de mots entre Pierre et Petra, effet de miroir illustré par la proximité de l’apôtre Pierre et d’une pierre du rivage, ainsi que par l’activité de Pierre qui se transforme de pêcheur de poissons en pêcheur d’âmes, sans doute une belle promotion ecclésiastique !

OK, me direz-vous, mais quand sera-t-il question de fossiles, l’objet principal du DinOblog tout de même !? On y vient, on y vient… Cinq siècles après la peinture de Witz, un paléontologue fameux à l’époque exerce sa science à Genève, François-Jules Pictet de la Rive.

Buste en plâtre de François Jules Pictet de la Rive conservé au Muséum de Genève.

Parmi ses nombreux travaux, dont la première description scientifique des poissons du Crétacé du Liban, Pictet a décrit en 1858 une faune de poissons du Crétacé inférieur découvert dans les environs de Genève, sur le flanc de la Montagne des Voirons.

Crossognathus sabaudianus, un des plus beaux spécimens trouvés sur la montagne des Voirons et décrit par Pictet

Et où se situe donc la Montagne des Voirons ? Je vous le donne en mille, c’est celle placée à la verticale de la barque des pêcheurs de la peinture de Witz ! Voilà que la scène symbolique de « Pierre capturant des poissons » décrite par une historienne de l’art (qui, à ma connaissance, n’avait que faire de la paléoichtyologie) se déroule précisément sous un gisement de « poissons capturés par la pierre » (ou « fossilisés » comme on dirait aujourd’hui). Juste un jeu de mots gratuit, un joli symbole ? Qui sait ! Mais nous n’avons aucun élément qui nous indiquerait que Witz avait connaissance de la présence de poissons pétrifiés dans cette montagne (bien qu’à cette époque, de nombreux érudits s’étonnaient de la présence de « pierres figurées » sur les hauteurs des montagnes), mais le hasard a joliment fait les choses.

La symbolique Paléoichtyologique du retable de Konrad Witz.

Voilà, je n’irai pas plus loin et ne chercherai pas quelques sens cryptés cachés dans le tableau qui risqueraient de me conduire vers le genre d’élucubrations que certains voient, par exemple, dans « les bergers d’Arcadie » de Nicolas Poussin. Selon eux, cette peinture contiendrait la clé pour trouver le trésor de Rennes-le-Château, un village que le hasard (je dis bien le hasard) a situé près du lieu de production du DinOblog, à Espéraza. Notre histoire de poissons et de pierre est certainement aussi le fruit du hasard, mais un hasard cocasse qui mérite d’être souligné.

Où sont maintenant ces poissons ? Ceux découverts au 19ème siècle sont conservés dans les collections du Muséum d’histoire naturelle de Genève. Ils ont été un peu oubliés depuis 150 ans bien que de nombreux paléontologues les aient cités, mais apparemment sans être venus les regarder directement. Une révision de ces fossiles est en cours.

Chirocentrites neocomiensis, un des spécimens des de la Montagne des Voirons conservé au Muséum de Genève

Mais il serait bien de pouvoir en découvrir quelques autres sur le flanc des Voirons. Alors nous y sommes retournés et, aidés des maigres indications géographiques fournies par Pictet, nous n’avons retrouvé que quelques écailles. Il faut dire que le site est maintenant recouvert par de la forêt, alors qu’il était probablement beaucoup plus ouvert à l’époque. On espère bien que les niveaux fossilifères seront retrouvés un jour, et qu’une véritable fouille systématique puisse être entreprise.

Les environs du site à poissons fossiles tels qu’ils se présentent aujourd’hui. La région n’était probablement par recouverte de forêt il y a 150 ans.

Pour terminer, un petit mot sur le titre de ce post qui peut paraître énigmatique pour les lecteurs non suisses-romands (s’il y en a). Les suisses romands parlent donc le français, mais subissent quelques influences linguistiques de leurs voisins germanophones. Parmi les mots qui ont pénétré notre français romand, il y le terme de witz, qui vient de « der Witz », la plaisanterie, le gag et qui signifie la même chose en vaudois, en genevois ou même en neuchâtelois. Voilà, cette explication devrait suffire…

Cette histoire, avec d’autres histoires de fossiles découverts dans les montagnes, est racontée dans ce volume de L’Alpe consacré aux scientifiques dans la montagne.

Références

Cavin, L. (2013). Ces si étranges poissons de pierre. L’Alpe, n° 60, Des Scientifiques dans la montagne : 18-23.

 

Smith, M.T. (1970). Conrad Witz’s Miraculous Draught of Fishes and the Council of Basel The Art Bulletin, Vol. 52, No. 2 : 150-156.

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Publié dans : Histoire de la paléontologie,Poissons fossiles

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2 Réponses pour “Le mystère des poissons du retable ou le Witz de Konrad”

  1. N’oublions pas que le mot Witz, d’abord employé par Freud dans sa langue, est passé dans le jargon des psychanalystes lacaniens.

  2. MADJER dit :

    Belle histoire, comme celle du moine! Jésus (lui même ait son âme) aurait apprécié, j’en suis sûr!

  3. [...] S’il y a belle lurette que je ne compte plus sur la religion pour qu’elle s’occupe de mon âme, il faut bien reconnaître que son influence sur notre culture n’est pas complètement négligeable notamment dans le domaine de la peinture.  [...]