Le Dinoblog

La paléontologie dans tous ses états, par l'équipe du musée des dinosaures

A la poursuite du Hyimché

Si André Tournouër est un peu oublié des paléontologues, il l’est semble-t-il un peu moins des cryptozoologues. Il est vrai qu’il eut le privilège rare, vers 1900, d’observer une créature inconnue dans une rivière de Patagonie, et même de tenter (sans succès, comme toujours dans ces cas-là) de l’abattre…Et il ne s’agit pas de n’importe quelle « bête ignorée », pour reprendre l’expression de Bernard Heuvelmans, c’est l’ «animal mystérieux de la Patagonie», qui, en ce début du vingtième siècle, fait couler beaucoup d’encre.

L’histoire est assez longue et compliquée, Bernard Heuvelmans l’a contée en détail dans son célèbre livre Sur la piste des bêtes ignorées. Elle commence lorsqu’un colon allemand du nom d’Eberhardt découvre en 1895 une immense caverne dans un coin reculé de la Patagonie chilienne, près d’un patelin au nom un peu déprimant d’Ultima Esperanza. Et dans la caverne il y a des choses inattendues, du fumier en quantités impressionnantes et surtout un grand morceau de cuir couvert de longs poils roussâtres, et contenant dans son épaisseur une quantité de petits osselets. Eberhardt et ses amis (d’autres colons allemands) étendent la peau dans un coin – jusqu’au jour où passe à Ultima Esperanza l’explorateur suédois Otto Nordenskiöld, qui trouve la peau bizarre et en emporte un morceau (il y a d’autres versions de l’histoire). Dès lors, le monde scientifique s’empare de l’affaire. Le plus rapide à en tirer des conclusions (hâtives), dès 1898, est Florentino Ameghino, toujours prêt à décrire de nouvelles espèces, et qui ne manque pas d’imagination. Il a reçu, on ne sait trop comment, un morceau de cette peau. Sans préciser d’où elle vient exactement, Ameghino conclut avec raison que les ossicules inclus dans la peau montrent qu’elle a appartenu à un paresseux géant, comme on en connaît depuis longtemps à l’état fossile en Amérique du Sud. L’animal est apparemment proche du Mylodon, dont Darwin avait été le premier à trouver les restes lors du voyage du Beagle. Mais cette peau est remarquablement fraîche, elle n’a pas vraiment l’air d’être fossilisée. Ameghino en conclut donc qu’elle provient d’un animal actuel. Et il se remémore des rumeurs qu’il a entendues, au sujet d’un animal mystérieux très craint des Indiens de Patagonie : nocturne, d’aspect farouche et pourvu de longues griffes, il creuserait des terriers et serait impossible à tuer car les balles rebondiraient sur son corps. Racontars de primitifs, dira-t-on. Mais fort heureusement un « homme civilisé », comme dit Ameghino a vu lui aussi l’animal inconnu. Cet homme, c’est Ramόn Lista (1856-1897), explorateur argentin peut-être pas civilisé que ça puisque, en 1886, il s’est livré à un massacre d’Indiens en Terre de Feu. Quoi qu’il en soit, lorsque Florentino Ameghino publie son article sur l’animal inconnu de Patagonie, Lista ne peut plus apporter de témoignage direct puisqu’il a lui-même été massacré par ses guides alors qu’il explorait le Rio Pilcomayo, aux confins de l’Argentine et de la Bolivie, en 1897. Mais auparavant il a raconté à Ameghino comment, lors d’un voyage en Patagonie il a rencontré un animal étrange ressemblant à un pangolin, mais couvert d’un pelage gris rougeâtre. En bon explorateur de l’époque, il a immédiatement tiré dessus, mais en vain, la bête s’est échappée dans les broussailles. Fort du témoignage de Lista et du morceau de peau qu’il a entre les mains, Ameghino n’hésite pas : pour lui les choses sont claires, des paresseux géants proches de Mylodon vivent encore en Patagonie (et lorsqu’on tire dessus, cela ne leur fait ni chaud, ni froid, grâce aux ossicules contenus dans leur peau). Et il succombe à son péché mignon, nommer de nouveaux genres et espèces : cet animal prend le nom de Neomylodon Listai. Il ne lui reste qu’à conclure en espérant qu’on finira par se procurer un spécimen de cet animal, ce qui lui permettra de le décrire en détail – ce qu’il n’hésitera d’ailleurs pas à faire peu de temps après, avec un assez grand luxe de détails, dans un ouvrage sur la géologie de la Patagonie, sans avoir jamais vu la bête, bien entendu, mais en en attribuant la découverte à son frère Carlos…Quant au morceau de peau de la « cueva Eberhardt », il imaginera qu’il avait servi de manteau à un ancien Patagon venu mourir dans la grotte.

Morceau de peau et bouses de Mylodon, provenant de la grotte Eberhardt, ou grotte du Mylodon (Ultima Esperanza, Chili), dans une vitrine du Museo de La Plata (Argentine).

Dès lors, la question du Neomylodon prend deux directions. La cueva Eberhardt attire les visiteurs en grand nombre, les uns pour y mener des investigations scientifiques supplémentaires, les autres pour creuser dans tous les sens dans le but de découvrir des spécimens monnayables. Des morceaux de peau de paresseux géant finiront dans pas mal de musées du monde (y compris à Paris). Les publications scientifiques se succèdent, certains n’hésitant pas à conclure que le Neomylodon a été domestiqué par les anciens Patagons, qui le parquaient dans la grotte, etc., etc. Disons tout de suite que cette intéressante hypothèse n’a pas été confirmée, et que les datations au carbone 14 ont donné des âges d’environ 13 500 ans pour la peau du paresseux géant. Sa préservation exceptionnelle est sans doute due aux conditions de température et d’humidité régnant dans la grotte, comme l’avait supposé Francisco Moreno, le grand rival d’Ameghino.

Reconstitution de Mylodon à l’entrée de la grotte Eberhardt, Chili (photo Diego Delso, Wikimedia commons).

L’autre aspect de l’affaire, c’est la recherche du Neomylodon vivant, ardemment souhaitée par Florentino Ameghino, qui ne se lancera pas lui-même dans cette aventure (son frère Carlos non plus, d’ailleurs, bien qu’il passe le plus clair de son temps en Patagonie). Le monde scientifique et médiatique prend l’affaire très au sérieux. En 1900, le Daily Express de Londres finance une expédition à la recherche du fameux paresseux géant, qui reviendra sans la moindre preuve tangible de son existence.

Florentino Ameghino (1854-1911), paléontologue inventif et cryptozoologue à ses heures.

Et c’est ici qu’André Tournouër entre en scène de nouveau. A la fin de l’année 1900 il publie une note dans le Bulletin du Muséum de Paris, suivie en 1901 d’une autre dans les Comptes Rendus de l’Académie des Sciences. Toutes deux portent sur le Neomylodon et « l’animal mystérieux de la Patagonie ». On voit ainsi que des revues généralement considérées comme sérieuses considèrent comme digne de foi toute cette histoire. Il faut dire qu’à cette époque on fait encore des découvertes zoologiques sensationnelles – comme celle de l’Okapi en Afrique centrale, révélé à la science justement en 1900, et souvent considéré à l’époque comme un « fossile vivant » évoquant fort les girafes du Miocène.

Mais quelles informations apporte donc Tournouër sur la question ? Tout simplement, il a vu l’animal mystérieux, il lui a même tiré dessus, réflexe normal du naturaliste en 1900, avec aussi peu de succès que feu Ramόn Lista. Selon lui, cette créature est connue des Indiens Tehuelches sous le nom de Hyimché (Ameghino écrit cela Iemisch), et ils en ont « une grande terreur superstitieuse ». Selon eux, c’est un animal amphibie de la grosseur d’un lion (c’est-à-dire sans doute un puma, il n’y a guère de lions en Patagonie !), qui possède une paire de petites défenses à la mâchoire inférieure, et qui s’attaque aux nandous et aux guanacos lorsqu’ils viennent boire, les entraînant dans l’eau pour les noyer et les dévorer dans les terriers qu’il creuse dans les berges. Et donc, un beau soir, au bord d’un rio dont le nom n’est pas précisé, Tournouër a vu émerger devant lui la tête du mystérieux animal. Malgré l’obscurité, il a pu voir qu’elle était de la taille de celle d’un puma, avec des taches plus claires autour des yeux, et un léger retroussement de la lèvre supérieure, « produit sans doute par les défenses ». Voila qui est précis, et conforme aux descriptions des Indiens. Dans son deuxième article, Tournouër est même encore plus précis : le pelage est brun foncé, les yeux « entourés de poils jaune clair, s’allongeant en un trait fin vers l’oreille, sans pavillon externe ». L’explorateur lui envoie donc une balle, sur quoi l’animal plonge (on se met à sa place), et on ne le reverra plus.

Ramόn Lista (1856-1897), explorateur argentin qui aurait vu (et tenté d’abattre) l’animal mystérieux de la Patagonie (il était apparemment plus doué pour massacrer des Indiens que pour tuer des animaux inconnus).

Tournouër est donc persuadé d’avoir vu le fameux Hyimché, mais sa description ne colle vraiment pas avec celle d’un paresseux géant, et il doute que l’animal mystérieux de la Patagonie et le Neomylodon soient la même bête. Mais, écrit-il, peut-être aura-t-il la chance de capturer un Hyimché lors de sa prochaine expédition. Il retournera plusieurs fois en Patagonie, et en reviendra avec des quantités de fossiles mais sans la dépouille de la bête qui fait si peur aux Tehuelches (de l’avis de Simpson, ils se fichaient surtout des étrangers en leur racontant des histoires à dormir debout, ce qui n’est pas totalement exclu).

Voici donc André Tournouër devenu cryptozoologue avant l’heure (c’est dans les années 1950 que Bernard Heuvelmans a inventé le terme). Mais c’est un cryptozoologue dubitatif, voire sceptique. Lorsqu’il donne une conférence à la Société des Américanistes de Paris en 1903, il parle surtout d’ethnographie (même si ce n’est apparemment pas son point fort, c’est ce qui intéresse les membres de la Société) et présente « une très belle collection de vues stéréoscopiques » (qu’il serait fort intéressant de retrouver, si elles existent encore). Néanmoins, quand arrivent les questions, le Neomylodon revient sur le tapis. A ce sujet, Tournouër est « franchement négatif » : « la légende du prétendu « Néo-Mylodon » lui semble reposer sur l’existence d’une loutre (Tsutché) particulière au pays et pourvue d’une queue extrêmement longue et flexible ». Pas de paresseux géant survivant donc, une simple loutre, ce qui est tout de même un peu moins sensationnel. D’autres que Tournouër partageront ce point de vue, avec à l’appui des arguments linguistiques, et le Hyimché semble bien n’avoir été qu’une loutre. Il est vrai que la loutre du Chili, Lontra provocax, qui vit aussi en Patagonie argentine, peut atteindre un mètre de longueur et correspond plutôt bien à la description de l’animal aquatique que Tournouër essaya vainement d’abattre un soir au bord d’un rio. Quant au paresseux géant qui survivrait de nos jours, même si Bernard Heuvelmans a voulu y croire, il paraît bien improbable…

Une loutre du Chili, Lontra provocax, naturalisée au Musée de la Patagonie à San Carlos de Bariloche (photo Serge Ouachée, Wikimedia commons). Pour André Tournouër, qui avait eu le plaisir de le rencontrer, le Hyimché n’était autre qu’une telle loutre.

La contribution d’André Tournouër à la cryptozoologie n’est donc pas ce que l’on pourrait croire. Loin de confirmer les hypothèses pour le moins audacieuses d’Ameghino, il a réduit le Hyimché/Iemisch aux dimensions modestes d’une loutre, et qui plus est il l’a fait d’une manière discrète, lors de cette conférence à la Société des Américanistes passée inaperçue des zoologues et paléontologues.

In fine, ce sont bien les paléontologues qui doivent être le plus reconnaissants à André Tournouër. Ses expéditions, dont on sait trop peu de chose (que n’a-t-il publié un livre à leur sujet, comme l’ont fait plusieurs autres explorateurs de la Patagonie à cette époque !), ont fourni à la science une énorme collection de fossiles, dont l’étude se poursuit encore. Et s’il est un peu oublié aujourd’hui, peut-être est-ce parce qu’il l’a réunie en dilettante, dans le bon sens du terme, à une époque où certains pouvaient encore se permettre cet art de vivre…

Références

L’article principal de Tournouër sur la géologie et la paléontologie de la Patagonie :

Tournouër, A. (1903). Note sur la géologie et la paléontologie de la Patagonie. Bulletin de la Société géologique de France, 3, 463-473.

Disponible en ligne sur Jubilothèque ici

Pour en savoir plus sur l’exploration paléontologique de la Patagonie, y compris les contributions de Tournouër et de Gaudry :

Simpson, G.G. (1984). Discoverers of the lost world. Yale University Press, New Haven, 322p.

Sur la sombre histoire de l’animal mystérieux de la Patagonie:

Heuvelmans, B. (1955). Sur la piste des bêtes ignorées. Tome 2. Plon, Paris, 369 p.

Deux versions de la rencontre de Tournouër avec le Hyimché, par lui-même (Tournouër, pas le Hyimché):

Tournouër, A. (1900). Sur le Neomylodon et l’Hyimché des Indiens Tehuelches. Bulletin du Muséum national d’histoire naturelle, 6, 343-344. (ici)

Tournouër, A. (1901). Sur le Neomylodon et l’animal mystérieux de la Patagonie. Comptes Rendus de l’Académie des Sciences, 132, 96-97

Disponible en ligne sur Gallica (ici)

Le compte-rendu de la conférence donnée en 1904 par Tournouër à la Société des Américanistes, dans laquelle il voit dans le Hyimché une simple loutre, est disponible en ligne sur Persée : (ici)

Deux articles bien documentés sur la grotte du Mylodon, avec des bibliographies très fournies :

Emperaire G., Laming-Emperaire Annette (1954). La grotte du Mylodon (Patagonie occidentale). Journal de la Société des Américanistes, 43, 173-206. (ici)

Martinic, M. (1996).  La cueva del Milodon : historia de los hallazgos y otros sucesos. Relacion de los estudios realizados a lo largo de un siglo (1895-1995). Anales del Instituto de la Patagonia, serie Ciencias humanas, 24, 43-80. (ici)

Et pour tout savoir des idées de Florentino Ameghino sur la question, on consultera ses Obras completas, vol. 12 : (ici)

 

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Publié dans : Amérique du Sud

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