Le Dinoblog

La paléontologie dans tous ses états, par l'équipe du musée des dinosaures

Histoires de girafes à trois cornes, ibériques et miocènes

Le 26 janvier 2016 par Jean-Louis Hartenberger

La richesse paléontologique du Miocène d’Espagne est devenue au fil du temps légendaire, et les Musées de Sabadell, Madrid, et tant d’autres donnent à voir des milliers de fossiles de Mammifères de cette époque qui ne lassent pas d’étonner autant par leur étrangeté exotique que leur parfait état de conservation (voir ici).

Voici peu une nouvelle trouvaille nous est signalée : une girafe certes à cou court mais au chef armé d’une parure tricorne (1). Le nouveau spécimen mérite que l’on s’y attarde et sera l’occasion de faire un bref historique de la découverte d’un de ces animaux fabuleux qui ont peuplé la péninsule ibérique voici une vingtaine de millions d’années. Certains étaient des immigrants venant d’Orient, et d’autres étaient originaires d’Afrique. Ce mélange a participé à l’édification de communautés de Mammifères originales dans la Péninsule Ibérique que la Crise de Salinité du Messinien qui assécha la Mare Nostrum voici 5 millions d’années a jeté bas. Rats et souris sont les seuls souvenirs qui nous restent de ce grand moment de l’histoire des Mammifères sous nos latitudes.

Dans le cadre du propos qui m’occupe aujourd’hui, seront évoquées successivement les circonstances premières de la découverte des girafidés primitifs tricornes nommés Triceromeryx dans le Miocène d’Espagne. Puis il sera question de l’histoire de tous ces Ruminants amateurs de feuilles que sont les girafes, okapis et Sivathères : ces grands herbivores se sont diversifiés et ont peuplé forêts et savanes arborées en même temps que nos ancêtres Hominidés prenaient leur essor et que s’amorçait l’aventure humaine. Aussi, d’une certaine façon, nous les Hommes avons bu et nous sommes nourris aux mêmes sources que ces géants de la savane que sont les girafes. Pour résumer cette épopée, je me fonderai sur un ouvrage remarquable paru voici quelques années qui retrace la vie et les mœurs des girafes d’hier et d’aujourd’hui (2). Voici d’abord le portrait de ce nouveau girafidé tricorne prétexte de cette revue.

Le nouveau Tricéromerycidé nommé Xenokeryx amidalae du gisement de La Retana. Reconstitution de Israel M. Sánchez

En préambule je vais rappeler les circonstances un peu particulières de la naissance des Triceromeryx et de leur entrée dans le bestiaire paléontologique des Mammifères fossiles.

L’exploration paléontologique de la Catalogne et de l’Espagne débute réellement alors que s’achève la Guerre Civile en 1939 qui a vu s’affronter Franquistes et Républicains, et assisté à la défaite de ces derniers. Tout le pays est exsangue, déchiré, meurtri et une vague d’émigration sans précédent le vide peu à peu de ses citoyens parmi les plus dynamiques. Ceux qui restent résistent à leur manière en travaillant au redressement de cette Espagne qu’ils aiment tant, et poursuivent contre vents et marées la tâche qu’ils se sont fixés de longue date. C’est ainsi qu’en Catalogne un groupe de naturalistes promeut une discipline scientifique bien servie par la richesse des gisements de la région : la paléo mammalogie. Deux scientifiques mènent la danse : Josef Fernandez Villalta-Comella (1913-2003) et Miguel Crusafont-Pairo (1910-1983). Après le doctorat, l’un est recruté par le Consejo Scientifico d’Espagne, l’autre débute une carrière universitaire. En arpentant les carrières d’argile et de sable du Miocène, ils vont découvrir et accumuler des collections de mammifères fossiles qui bientôt feront la une de bien des revues scientifiques et enrichiront les collections de plus d’un musée. Cependant ces jeunes savants restent encore isolés : les guerres en Europe dans un premier temps, aussi les moyens de communication précaires d’alors ne facilitent pas les échanges. Pour lever ces hypothèques, l’un d’eux, Miguel Crusafont, a l’idée d’inviter des collègues européens et nord américains à une première conférence paléontologique dans sa ville natale de Sabadell. Ce premier Cursillo sera suivi de nombreux autres, et en particulier Crusafont sera particulièrement fier d’avoir pu recevoir une sommité d’outre Atlantique incontestée, tout juste revenue du front d’Afrique du Nord où il a combattu : George Gaylord Simpson.

Dans ces réunions, les fossiles sont sur la table et on en discute la nature. C’est à cette occasion que Villalta et Crusafont ont l’opportunité de proposer à la sagacité d’un de leurs invités parisiens du Muséum National, René Lavocat, quelques spécimens d’un Ruminant qu’ils soupçonnent appartenir à la famille des Girafidés. Il a été trouvé dans le gisement du Miocène moyen (17 ma) « la Hidroelectrica » près de Madrid. Il y a là outre des mâchoires et des os des membres, des chevilles osseuses un peu étranges. Certaines sont paires, gauche et droite, et d’évidence garnissaient le haut du front de l’animal. Mais il en est qui impaires devaient garnir le sommet du crane. René Lavocat confirme leur diagnostic sur toute la ligne, et les trois compères décident de rédiger ensemble une note sur ce nouvel animal qu’ils dénommeront Triceromeryx.

Quelques semaines plus tard, Crusafont traverse la France pour rencontrer à nouveau Lavocat, et fait une courte escale chez le Professeur Jean Viret alors directeur du Musée de paléontologie de Lyon. Tout fier il lui fait part de sa découverte et lui présente les fossiles de cette étrange girafe avant de rejoindre le Muséum National pour en approfondir l’étude avec Lavocat. On est alors au mois de novembre 1945.

Le temps passe. Et le premier lundi de février 1946, le 4, René Lavocat se rend comme il en a coutume à la Séance hebdomadaire de la Société Géologique de France, rue Serpente, pour s’informer des plus récentes découvertes de ses collègues. Et médusé, il écoute une communication qu’a fait parvenir le professeur Jean Viret de Lyon à la Société pour publication : « Sur un Craniocératidé d’Espagne ». Dans cette note « l’auteur » rapporte qu’un étrange Ruminant tricorne vient d’être découvert dans le Miocène de Catalogne, et lui Jean Viret propose de le nommer Hispanocervus species, nouveau genre. On aura compris que ce faisant, c’est le cas de le dire, Viret fait peu de cas de ses collègues, et les prive de la primeur de leur trouvaille. De par les règles de priorité qu’impose le Code de Nomenclature Zoologique, tous les chercheurs par la suite citeront Viret comme seul et unique auteur et découvreur de ce remarquable nouveau genre de Ruminant. Sans perdre une seconde, Lavocat se précipite au téléphone et parvient à prévenir Crusafont de la forfaiture qui s’annonce.

Le moment de colère passé, Crusafont court de son côté chez un de ses amis de Sabadell à qui il a l’habitude de confier l’impression des travaux paléontologiques dans un bulletin sporadique « Publicaciones del Museo de Sabadell » . La note va paraître avec pour auteurs : Villata Comella (J. de F.), Crusafont-Pairo (M.) y Lavocat (R .)Pour titre : Primer allazgo en Europo de Ruminates fosiles tricornios. Les noms de genre et d’espèce attribués sont : Triceromeryx pachecoi nov gen, nov sp. Reste le problème de la date de publication Les Comptes Rendus de la Société géologique où va paraître la note de Viret seront datés du 4 Février 1946. Alors, avec la complicité de son ami imprimeur, Crusafont décide d’antidater de quelques jours la parution de ce numéro des Publicaciones del Museo de Sabadell : il portera la date du 27 enero (janvier) 1946 !

Quelques années plus tard, lorsque Crusafont me raconta ce qui n’était plus qu’un mauvais souvenir, il gardait encore une grande rancune vis à vis de Viret. Il considérait que celui qu’il croyait être un ami l’avait trahi, et je crois même qu’il ne lui rendit plus jamais visite. Il est tout aussi vrai que le savant de Sabadell avait un caractère certain. Et à l’occasion il pouvait avoir la dent dure. Ainsi se fâcha-t-il avec Villalta-Comella, le compagnon de ses débuts, sans doute pour une peccadille. Mais lui il le croisait chaque jour à l’Université de Barcelone. A l’occasion d’une de ces rencontres Villalta tenta de se rabibocher. Crusafont repoussa la tentative de réconciliation, et me dit-il, me rapportant la scène, je lui ai déclaré : « Je ne parle pas aux Ophidiens ! ».

Après ce rappel des conditions quelque peu picaresques qui ont vu naître les girafes tricornes, je vais esquisser une revue rapide des Girafidés fossiles. De nos jours la famille des Girafidés se réduit à 2 genres : dans les savanes arborées d’Afrique la magnifique Giraffa camelopardis, et plus discret et rare l’Okapi des forêts du Congo. Les premiers représentants de cette magnifique lignée apparaissent au Miocène voici un peu plus de 20 millions d’années. On peut dire que les girafes ont fait une entrée tardive dans les communautés de mammifères herbivores. Ce sont des Ruminants mangeurs de feuilles, en particulier gourmands des feuilles et fleurs d’acacias et autres mimosas. Et il se trouve que ces espèces végétales nées en Australie n’ont colonisé que tardivement l’Afrique et le sud de l’Asie. Peut-être nos grandes amies attendaient-elles que ces essences succulentes envahissent bocages et guérets de ces contrées pour faire leur entrée en scène…

Comment reconnaît-on les girafidés ? En premier lieu la formule dentaire avec des incisives bilobées et des molaires au dessin caractéristique de la famille. Ensuite les excroissances portées par le crâne ou ossicônes recouverts de peau. Ces appendices s’attachent sur la surface du crâne, souvent au dessus des orbites, mais aussi sur les nasaux et le haut du crâne. Ils sont creusés en surface d’un réseau vasculaire, et donc leur croissance se poursuit tout au long de la vie de l’animal.

On a pu identifier à ce jour plus de 30 genres fossiles de girafidés, les plus grêles pesant au moins 200 kg, alors que les colosses de cette lignée, les Sivatherium, dépassent largement la tonne. Ils sont avec les Triceromeryx les plus étonnants par l’armure que porte leur chef, comme en témoignent ces images.

Sivatherium. A gauche reconstitution de Alain Bénéteau, extrait de réf. 2. A droite, crédit Biology Letters, extrait de réf. 3.

Certains auteurs ont envisagé que les Sivathériums avaient rivalisé en taille et en poids avec les éléphants et mammouths de leur temps. Une étude récente revoit à la baisse ces estimations : les plus grands sujets ne dépassaient pas 1900 kg, et le poids moyen des adultes était d’environ 1200 kg (3). Il n’empêche que ces chiffres en font les Ruminants les plus grands qui aient jamais existé.

Une précision à propos de leur disparition : le grand paléontologue que fut Edwin Colbert eut l’occasion dans les années 1930 de visiter plusieurs sites sumériens au Proche Orient. Parmi tous les objets qu’il eut l’occasion d’observer dans les vitrines des musées d’alors, une statuette en bronze gravée datée de 3500 avant JC attira son attention. On pouvait y voir finement dessinée la silhouette, et surtout la ramure et la tête d’un animal évoquant incontestablement Sivatherium. Par ailleurs en Afrique de l’Est, le non moins célèbre Dr. Leakey a mis au jour des restes de ces grands girafidés associés à des artefact humains.

Il est donc plus que probable que nos ancêtres d’Afrique et ceux du Moyen Orient ont eu l’occasion de fréquenter les Sivathériums et sans doute s’en régaler. Comme ceux plus au Nord, en Europe, qui ont consommé du mammouth, du rhinocéros laineux et bien d’autres tels qu’on peut les voir figurés dans les grottes de Chauvet et de Dordogne, après bien sûr les avoir dépouillés de leurs épaisses toisons et longuement cuisinés. Hélas, la plupart des recettes de cette cuisine paléolithique sont perdues à jamais. A l’exception notable de celles imaginées par Joseph Delteil (1894-1978), entre autres celle du lapin à la Paléolithique. Qui reste cependant difficile à réaliser eu égard le feu de bois qu’elle exige : 25 hectares de garrigues pour griller le lapin au préalable ligoté au tronc d’un pin.

Références :

(1) Sánchez IM, Cantalapiedra JL, Ríos M, Quiralte V, Morales J (2015). Systematics and Evolution of the Miocene Three-Horned Palaeomerycid Ruminants (Mammalia, Cetartiodactyla). PLoS ONE 10(12): e0143034. (ici)

(2) Hartenberger J-L. (2010). Grandeurs et décadences de la girafe. Editions Belin Pour la Science.

(3) Basu C, Falkingham PL, Hutchinson JR. 2016 The extinct, giant giraffid Sivatherium giganteum: skeletal reconstruction and body mass estimation. Biol. Lett. 12: 20150940. (ici)


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Publié dans : Histoire de la paléontologie,Mammifères fossiles,Nouveautés

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3 Réponses pour “Histoires de girafes à trois cornes, ibériques et miocènes”

  1. Lamouline dit :

    Excellent article et fort distrayant. Je vais me rendre intéressant en prétendant que toutes le girafes ont trois cornes. Roger. Lamouline. Bruxelles.

  2. Jean-Louis Hartenberger dit :

    C’est bien vrai ! Mais certaines sont tricornes plus que d’autres
    Par ailleurs un commentaire à propos de la recette du lapin paléolithique
    C’est en 1937 que Joseph Delteil a trouvé refuge dans ce qu’il souhaitait devenir sa thébaïde, la Tuilerie de Massane près de Grabels, à deux pas de Montpellier. C’était alors un mas de vigneron qui se dressait au milieu des vignes et garrigues. Joseph, fatigué du brouhaha parisien, avait envie de jeter l’ancre dans des paysages qui ressemblaient à ceux de son enfance. Et son désir épicurien d’isolement et de retraite avait été séduit par ce lieu.
    Soucieux de faire partager cette sérénité avec son entourage, il décida de parsemer les frontières de cette propriété nouvellement acquise de panneaux où était stipulé : « Propriété privée, chasse interdite ». Le but était de créer un havre de paix et de repos pour les petits oiseaux, petits lapins et autres hôtes de la garrigue. C’était sans compter avec d’autres membres de la faune locale. Il reçut très rapidement la visite de Nemrod du coin qui ne mâchèrent pas leurs mots. On lui précisa que dans sa commune d’accueil, une Société de chasse dûment répertoriée avait en charge la « gestion » de la faune sauvage. Dès lors tous ses membres pouvaient poursuivre et abattre le cas échéant sur l’ensemble de ce territoire tout animal sauvage, soit aux fins de gastronomie, soit de régulation de la population pour ceux déclarés nuisibles. Par ailleurs, il lui fut précisé que tous ces chasseurs assermentés étaient aussi des fumeurs invétérés, mais parfois négligents : il en était qui écrasant leur mégot ne s’assuraient pas toujours qu’il fut complètement éteint. Le risque d’embrasement après leur passage restait latent.
    Joseph comprit le message. Plutôt que de se lancer dans de vaines procédures ou stigmatiser dans un épitre les porteurs de fusil, il concocta cette recette du lapin paléolithique pleine de sous entendus.

  3. [...] La richesse paléontologique du Miocène d’Espagne est devenue au fil du temps légendaire, et les Musées de Sabadell, Madrid, et tant d’autres donnent à voir des milliers de fossiles de Mammifères…  [...]

  4. Julien dit :

    Superbe article. Très instructif. Et cette histoire avec la priorité du nom du Triceromeryx est réellement édifiante.

    Juste un détail, la statue de Sivathère s’est avérée n’être qu’un cerf une fois que les cornes furent retrouvées (source: article de 1977 accessible ici : http://www.mocavo.com/Field-Museum-of-Natural-History-Bulletin-Volume-48/653379/203; Voir aussi le blog de Tetrapod Zoology qui cite plusieurs sources à ce sujet : http://scienceblogs.com/tetrapodzoology/2011/04/25/sumerian-sivathere-figurine/)

    A part ça merci de nous délécter régulièrement de votre culture paléontologique. Pourvu que ça dure !

    Amicalement

    Julien