Le Dinoblog

La paléontologie dans tous ses états, par l'équipe du musée des dinosaures

En 1859, dans l’Origine des espèces, Darwin écrivait à propos des fossiles vivants :

Or, c’est dans l’eau douce que nous trouvons sept genres de poissons ganoïdes, restes d’un ordre autrefois prépondérant ; c’est également dans l’eau douce que nous trouvons quelques-unes des formes les plus anormales que l’on connaisse dans le monde, l’Ornithorynque et le Lépidosirène, par exemple, qui, comme certains animaux fossiles, constituent jusqu’à un certain point une transition entre des ordres aujourd’hui profondément séparés dans l’échelle de la nature. On pourrait appeler ces formes anormales de véritables fossiles vivants ; si elles se sont conservées jusqu’à notre époque, c’est qu’elles ont habité une région isolée, et qu’elles ont été exposées à une concurrence moins variée et, par conséquent, moins vive. (1859, Chapitre 4. Circonstances favorables à la production de nouvelles formes par la sélection naturelle.)

L’inventeur de la sélection naturelle cite comme exemples de fossiles vivants les poissons ganoïdes, c’est-à-dire les lépisostées d’Amérique du Nord, le fameux ornithorynque d’Australie et le lépidosirène, un dipneuste ou « poisson à poumons » d’Amérique du Sud. Mais pourquoi Darwin ne mentionne-t-il pas le cœlacanthe, Latimeria, cet étrange poisson dont on connaît plusieurs populations dans l’Océan Indien oriental et en Indonésie ? S’il ne cite pas son nom, c’est que le naturaliste anglais ne connaissait pas son existence ! (et de plus, ce poisson ne vit pas en eaux douces). Les cœlacanthes forment un groupe de poissons dont des fossiles ont été découverts et décrits dès le début du 19ème siècle par Louis Agassiz, bien avant qu’un exemplaire vivant, ou plutôt fraîchement mort, ne fut pêché en 1938 au large de l’Afrique du Sud. Il fait donc partie de ces quelques groupes de vertébrés dont on a découvert des espèces fossiles avant des formes vivantes, comme le sont également les dipneustes déjà cités ou le Laonastes, un rongeur d’Asie du Sud Est dont notre co-blogueur, Lionel Hautier, a disséqué les mâchoires. Mais outre cette particularité, la célébrité de Latimeria repose d’une part sur son statut supposé d’intermédiaire entre les poissons et les vertébrés à pattes, et d’autre part sur son titre, quasi-iconique, de fossile vivant. Nous laissons de côté le statut d’intermédiaire, qui a d’ailleurs été mis à mal durant ces dernières décennies, pour nous concentrer sur le qualificatif de fossile vivant. Un fossile vivant est un animal ou une plante  qui s’est peu transformé morphologiquement durant plusieurs dizaines, voire centaines de millions d’années. Bien sûr, le monde vivant dans son ensemble évolue, et les dipneustes et cœlacanthes fossiles appartiennent toujours à d’autres espèces que les espèces vivantes. Mais, dans leur ensemble, ces groupes ne montrent qu’une faible diversité morphologique. Les premiers représentants des cœlacanthes au Dévonien, il y a 380 millions d’années, présentent une certaine diversité morphologique, mais dès le Carbonifère, vers 320 millions d’années, ils montrent une remarquable constance. Et cette sorte de stase s’est encore allongée de quelques millions d’années suite à une découverte récente. En avril 2012, Zhu Min et ses collègues de l’IVPP à Pékin ont décrit un des plus vieux fossiles connus de cœlacanthe. Il s’agit d’un crâne long de 2 centimètres à peine découvert dans le Dévonien inférieur du Yunnan, une province du sud de la Chine, qui présente des caractéristiques indiquant une appartenance à la lignée des « cœlacanthes modernes ». Le petit fossile chinois semble donc nous dire que ces sympathiques poissons n’ont pas vraiment transformé leur morphologie, en tout cas superficiellement, depuis plus de 400 millions d’années ! Voilà une confirmation du qualificatif de fossiles vivants pour les cœlacanthes. Et pourtant…

Le petit crâne d’Euporosteus yunnanensis, un des plus anciens cœlacanthes connus découvert dans le Dévonien inférieur de Chine. Les barres d’échelle mesurent 2 mm. (Zhu et al., 2012, Nature Communications, 3 :772).

Alors que des morphologies plutôt originales existent bel et bien chez certains cœlacanthes du Dévonien, par exemple les genres Holopterygius ou Miguashaia, il semblait établit que dès le Trias, il y a près de 250 millions d’années, la lignée était morphologiquement stable. Un des caractères qui apparaissait fixé une fois pour toute est la forme très caractéristique de leur queue. Composée de 2 lobes arrondis et d’un petit pédoncule médian, la queue des cœlacanthes est soutenue par des rayons très segmentés. Cette caractéristique leur permet de tordre leur nageoire caudale jusqu’à former un angle de 90° avec l’axe de leur corps. La souplesse de la queue facilite les manœuvres que ces indolents poissons pratiquent près du fond et permet les rapides accélérations qu’ils effectuent pour gober leurs proies (une vidéo http://www.arkive.org/coelacanth/latimeria-chalumnae/video-06.html%20 montre très bien la nage de Latimeria et les mouvements des nageoires, qui semblent désordonnés alors qu’ils sont en fait très coordonnés.) Ces caractéristiques semblaient donc déjà être en place il y a 250 millions d’années. Mais voilà, Andrew Wendruff et Mark Wilson de l’Université d’Alberta au Canada, viennent de décrire un nouveau cœlacanthe du Trias inférieur de Colombie britannique, Rebellatrix divaricerca ou « le rebelle à la queue fourchue » qui, comme son nom l’indique, possédait une queue se terminant par deux pointes (mais qui ne ressemble en rien à la queue de Satan !). Qui plus est, en observant de près les fossiles, les deux paléontologues ont noté que les rayons de sa queue n’étaient pas segmentés, comme chez les autres cœlacanthes, mais formaient de longues baguettes rigides. Cette grande queue bifide et rigide ressemble finalement plus à celle d’un thon qu’à celle d’un cœlacanthe « classique ». Comme chez les poissons la forme des nageoires, en particulier de la nageoire caudale, est caractéristique du mode de locomotion, il est probable que notre rebelle traversait les mers du Trias en fendant l’eau à la manière des thons ou des espadons actuels grâce aux oscillations rapides de sa grande queue. On est bien loin de l’image du cœlacanthe déambulant nonchalamment près du fond de l’océan.

Reconstitution par Michael Skrepnick de Rebellatrix divaricerca, un coelacanthe du Trias inférieur du Canada qui possède une queue fourchue.

Alors, « fossile vivant » ou « pas fossile vivant » le cœlacanthe ? Je dirais plutôt « fossile vivant » car, rebelle canadien mis à part, il faut bien reconnaître que la majorité de ces poissons n’ont pas fait preuve d’une grande imagination évolutive, au niveau de leur morphologie générale en tout cas. Car pour ce qui est de leur mode de vie, certaines espèces ont exploré des environnements qui paraîtraient bien étranges aujourd’hui à Latimeria. Par exemple, certains cœlacanthes géants d’eaux douces ont côtoyé les dinosaures, non moins géants, du Crétacé d’Afrique du Nord, et certains autres, plus petits, on même frétillé dans les rivières européennes du Crétacé supérieur où s’abreuvaient Ampelosaurus et Rhabdodon.

 

Wendruff, A. J.; Wilson, M. V. H. 2012. A fork-tailed coelacanth, Rebellatrix divaricerca, gen. et sp. nov. (Actinistia, Rebellatricidae, fam. nov.), from the Lower Triassic of Western Canada. Journal of Vertebrate Paleontology 32 (3): 499-511.

Zhu, M. Yu, X. Lu, J. Qiao, T. Zhao, W. Jia. L. 2012. Earliest known coelacanth skull extends the range of anatomically modern coelacanths to the Early Devonian. Nature Communications 3 (772): 1-8.

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Publié dans : Evolution,Poissons fossiles

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2 Réponses pour “Le coelacanthe ou les hésitations d’un fossile vivant”

  1. Patrick Laurenti dit :

    Un bel article bien documenté et très agréable à lire. Mais je ne suis pas d’accord du tout avec le dernier paragraphe. Il faut définitivement bannir l’expression de « fossile-vivant » et son avatar jargonesque « espèce panchronique » qui laissent penser que ces animaux ont cessé d’évoluer depuis les temps fossilifères. Je me permet de vous renvoyer à mon bille d’humeur récent publié su SSAFT et intitulé « Un bon fossile est un fossile mort ! »

    http://ssaft.com/Blog/dotclear/index.php?post/2012/06/23/Un-bon-fossile-est-un-fossile-mort

  2. Lionel Cavin dit :

    Certes, le terme de « fossile vivant » est à manipuler avec précaution, mais je pense que son utilisation se justifie dans le domaine de la vulgarisation scientifique sans pour autant faire le jeu d’un Harun Yahya ou d’autres théories évolutionnistes teintées de déisme (c’est tout de même un terme mis au goût du jour par Darwin !). Que tous les êtres vivants, qui partagent un ancêtre commun, aient une histoire évolutive de même durée est chose acquise, mais que chacun ait « profité » de ce temps pour évoluer à la même vitesse ne l’est pas. Sans être spécialiste du domaine, il me semble que cela a été démontré pour l’évolution génétique (les premières phylogénies moléculaires ont d’ailleurs produit des résultats saugrenus lorsqu’elles considéraient des taux de mutation constants entre les différentes lignées), mais c’est particulièrement vrai pour l’évolution morphologique. Les plus anciens coelacanthes connus ont effectivement montré une certaine diversité morphologique, mais je continue de penser que la différence morphologique entre un coelacanthe du Trias et le Latimeria d’aujourd’hui est bien plus faible qu’entre, disons, un archosaure basal de ce même Trias et le colibri dont il fut l’ancêtre. Oui, bien sûr, les coelacanthes ont évolué durant ce laps de temps et oui, bien sûr, les deux espèces actuelles de Latimeria sont probablement récentes et sont inconnues à l’état fossile (on ne connaît d’ailleurs aucun coelacanthe tertiaire, plus jeune que 65 millions d’années), mais ils se ressemblent pourtant, en tout cas superficiellement. Alors pourquoi ne pas utiliser le terme de « fossile vivant » pour le Latimeria, le distinguant ainsi d’autres organismes dont l’évolution morphologique est beaucoup plus rapide ? Ce mot ne fait que souligner la diversité des « patterns » évolutifs sans remettre en cause, évidemment, le processus lui-même. Le combat contre le créationnisme ne doit pas se faire en simplifiant à l’excès les propos du débat !