Le Dinoblog

La paléontologie dans tous ses états, par l'équipe du musée des dinosaures

Depuis quand les cachalots ont le melon ?

Le 12 juin 2015 par Jean-Louis Hartenberger

Si le capitaine Achab poursuit Moby Dick dans le célèbre roman d’Herman Melville,  c’est pour ravir à ce cachalot de légende son melon, ou plus exactement ce qu’il renferme : le spermaceti, l’ambre blanc. Au total, ce sont plusieurs dizaines de barils de graisses extraites de la tête du géant des mers dont le capitaine et son équipage espèrent tirer profit. Car pour acquérir ces huiles essentielles et concocter des onguents aussi miraculeux qu’hors de prix, tous les pharmaciens et chimistes d’alors sont  prêts à se ruiner.

Depuis quand les cétacés à dents, autrement dit cachalots et dauphins, sont-ils pourvus de cet organe qui enfle leur profil, mais dont la fonction est restée longtemps mystérieuse ?
Les ancêtres fossiles de la lignée des cachalots sont rares, aussi la question restait en suspens, jusqu’à ce qu’une succession de découvertes paléontologiques vienne apporter un nouvel éclairage (1, 2), alors que dans le même temps, de malins spécialistes de biologie marine montraient le rôle et la fonction du spermaceti du cachalot : il favorise la propagation et l’émission de différents types d’ondes sonores, et joue un rôle essentiel dans l’écholocation, ce mode de repérage dans l’espace aquatique où évolue le cachalot, au moins aussi perfectionné que peut l’être notre moderne GPS (3).

Jetons d’abord un coup d’œil sur la tête d’un cachalot actuel. Le crâne fait berceau pour accueillir le spermaceti si prisé de l’industrie baleinière. De fait chez le cachalot, son nez dénommé melon, et pour cause, est constitué de deux masses graisseuses superposées aux qualités cosmétiques bien différentes : le spermaceti sur le sommet du crâne et à la base un organe qualifié de « junk » d’où l’on extrait une huile de moindre qualité. Une masse musculaire protège le tout. Cette bosse, le melon, représente un tiers du volume du crâne d’un cachalot adulte, et il faut noter que les mâles sont mieux pourvus que les femelles, d’autant qu’ils peuvent atteindre une taille et un poids doubles, jusqu’à 40 tonnes.

Crâne de cachalot et reconstitution des organes du melon.(Pixgood.com et New York State Museum).

L’ancêtre de la lignée des cachalots, a été découvert en 1847 en Caroline du Nord dans des sédiments de l’Oligocène, et heureusement une belle lithographie d’Agassiz  nous précise l’allure de son crâne dont le toit fait berceau pour accueillir le spermaceti : c’est tout ce qui nous reste  de ce spécimen nommé Agorophius, car depuis lors ses restes sont considérés perdus, hors quelques dents, miraculeusement conservées dans les collections  !

Agorophius de l’Oligocène de Caroline du Nord.. Lithographie publiée par Agassiz

Plus récemment sur la côte péruvienne dans des sédiments miocènes fut découvert un crâne quasi complet d’un autre  cachalot fossile un peu plus récent : Livyatan  melvillei, autrement dit le monstre des mers dédié à Melville. Comme on peut le voir sur les images qui suivent, l’animal était ENORME, dentu en haut et en bas, et  d’évidence son toit crânien accueillait sans sourciller un melon et son spermaceti de belle taille.

A gauche Livyatan melvillei, reconstitution (Pixgood gallery). A droite crâne en vue dorsale, ventrale et latérale, Lambert et al. Nature et MNNH 2010 (réf. 1).

D’une longueur comprise entre 13.5 et 17.5 mètres, Livyatan  ne dépassait pas certes en taille les cachalots actuels. Cependant sa denture plantée sur les mâchoires supérieure et inférieure, aussi énorme qu’acérée, en faisait un monstre des mers plus que redoutable. D’évidence c’était un prédateur agressif qui pouvait pourchasser et infliger des blessures mortelles à ces autres géants des mers, les baleines qui elles se nourrissent de krill.  Les insertions musculaires visibles sur la fosse temporale du crâne témoignent de la puissance des morsures qu’il pouvait infliger.  Il est peu probable que l’animal, à l’image des cachalots d’aujourd’hui, chassait les calmars de grande taille dans les profondeurs abyssales. Quoiqu’il en soit, le volume réservé sur le dessus du crâne, le melon qui contient le spermaceti est considérable, et laisse présager que ce grand carnivore qui se situe en son temps au sommet de la chaine alimentaire, pouvait se repérer aisément dans l’espace aquatique par écholocation (1).

Les fossiles de ces deux espèces étaient jusqu’il y a peu les rares témoins  du passé  des cachalots. Ils montrent que d’emblée ils étaient les prédateurs les plus redoutables qui parcouraient  les océans et méritaient d’être qualifiés géants des mers aux appétits d’ogres. Paradoxalement c’est la découverte d’espèces de cette famille de taille plus modeste qui est venue éclairer d’un jour nouveau leurs origines et surtout montrer que leur évolution fut hachée d’épisodes au cours desquels leur melon à l’origine de belle taille s’est « dégonflé », et ce en plus d’une occasion.

Le grand cachalot a deux cousins qu’il doit considérer de son haut : le cachalot nain et le cachalot pygmée. Tous deux sont pourvus de spermaceti de taille modeste et classés dans le genre Kogia. Ce sont des animaux de la taille des dauphins, l’un pèse tout juste 200 kg, l’autre 400. Ils vivent dans les eaux chaudes des deux hémisphères, et s’ils se nourrissent de calmars et autres mollusques et poissons, ils sont loin de les rechercher aussi profondément que les grands cachalots.

C’est dans des sédiments de l’Isthme de Panama du côté Caraïbe que les paléontologues ont  découvert leurs ancêtres qu’ils ont dénommé Nanokogia. Leur âge les situe à la fin du Miocène (7 millions d’années). Par ailleurs dans des sédiments situés sur les côtes du Pérou et de Californie, donc dans le Pacifique, d’autres espèces appartenant à ces mêmes groupes ont été signalées. Tous ces fossiles sont bien conservés et ils nous renseignent précisément sur les aptitudes auditives et d’écholocation des uns et des autres.

Crâne de Nanokogia isthmia en vue latérale. Miocène supérieur de Panama. D’après réf.

Ces découvertes permettent de conclure que les premiers représentants de ces lignées avaient un spermaceti de bonne taille. Il se trouve que leurs descendants à deux reprises au moins ont vu le volume de cet organe réduit, comme d’ailleurs le sont les spermaceti des petits cachalots actuels, le cachalot nain et le cachalot pygmée. Il est difficile d’expliquer les causes de cette réduction du melon chez ces lignées. Il est probable que pression de sélection aidant, au cours du temps, ces petits cachalots ont connu des conditions de vie telles qu’elles ont dû soit gonfler du melon, soit à l’inverse en réduire le volume. Il paraît évident que ces transformations anatomiques ont à voir avec les aptitudes de repérage par écholocation de ces différentes espèces et des lieux de pêche qu’ils fréquentent. Le grand cachalot est un animal qui peut plonger jusqu’à 2000 mètres de profondeur pour y chasser les grands calmars. Les cachalots nain et pygmée chassent à de plus faibles profondeurs. Sur l’arbre phylogénétique dessiné par les spécialistes, ces moments forts de leur itinéraire adaptatif sont mis en évidence.

Arbre évolutif des cachalots qui met en évidence les relations phylogénétiques entre espèces fossiles et actuelles et les épisodes où il y a eu réduction du spermaceti. Crédit Los Angeles County Museum.

Ces découvertes paléontologiques sont cependant un peu frustrantes : elles ne nous disent que peu de choses des moeurs et habitus de ces animaux du passé. Mais au fait, connaît-on bien l’éthologie du grand cachalot longtemps si prisé des parfumeurs et éclairagistes ? Pour en savoir plus, je recommande la relecture du roman de Melville qui en dit long sur le sujet, et puis, pourquoi pas d’un petit clic de souris ne pas jeter un œil ici

Références :
(1) Lambert o., G. Bianucci, K. Post , C. de Muizon, R. Salas-Gismondi, M. Urbina, J. Reumer. 2010. The giant bite of a new raptorial sperm whale from the Miocene epoch of Peru » Nature, 466 (7302): 105–108. doi:10.1038/nature09067

(2) Jorge Velez-Juarbe , Aaron R. Wood, Carlos De Gracia, Austin J. W. Hendy. Evolutionary Patterns among Living and Fossil Kogiid Sperm Whales: Evidence from the Neogene of Central America. PLoS One, 2015 DOI: 10.1371/journal.pone.0123909

(3) Stefan HUGGENBERGER, Michel ANDRÉ  Helmut H. A. OELSCHLÄGER, 2014. An acoustic valve within the nose of sperm whales Physeter macrocephalus. Mammal Review, vol 44, : 81-87. doi:10.1111/mam.12017

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Publié dans : Mammifères fossiles

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  1. [...] Si le capitaine Achab poursuit Moby Dick dans le célèbre roman d’Herman Melville, c’est pour ravir à ce cachalot de légende son melon, ou plus exactement ce qu’il renferme : le spermaceti, l’ambre blanc.  [...]