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La paléontologie dans tous ses états, par l'équipe du musée des dinosaures

L’Anthropocène : une catastrophe ?

Le 1 février 2016 par Lionel Cavin

Anthropocène : le terme n’est pas nouveau, déjà utilisé vers la fin XXème siècle. Le débat qu’il fait naître l’est beaucoup plus, lancé au début de la décennie. Et ces derniers temps les médias en général et la presse scientifique en particulier se sont emparés du sujet : doit-on rajouter sur notre échelle des temps géologiques, une nouvelle époque ? Doit-on rajouter une nouvelle période après la période Quaternaire ou un troisième étage à l’intérieur du Quaternaire, après le Pléistocène et l’Holocène ? Ce nouvel intervalle de temps serait donc l’Anthropocène, néologisme issu du grec anthropos qui signifie « être humain » et kaisos, « nouveau ».

 

En avril 2016 se tiendra à Oslo une réunion importante du « Groupe de travail sur l’Anthropocène ». Ce groupe fait partie de la Sous-commission du Quaternaire, qui fait partie de la Commission internationale de stratigraphie, qui fait partie de l’Union internationale des sciences géologiques… Le groupe fera une recommandation pour une définition de l’Anthropocène qui, pour qu’elle soit ajoutée au tableau officiel des temps géologiques, devra être acceptée par la sous-commission, puis par la commission, puis par l’Union et, en Suisse par le peuple lors d’une votation à main levée (je plaisante, quoi que…). Disons en quelques mots qu’il s’agit d’ajouter à l’échelle des temps géologiques un nouvel intervalle (un étage ou une époque) qui se caractériserait par une activité humaine suffisamment importante pour qu’elle ait un impact significatif sur le « Système Terre » et qu’elle soit visible dans les strates géologiques du futur.

La grande question qui anime les « anthropocènologues » est de savoir quand démarre cette époque. Lorsque les géologues et les paléontologues discutent afin de définir le début d’un étage géologique, des débats sans fin ont lieu pour savoir quels fossiles utiliser comme marqueur : mon conodonte est-il plus fiable que ton trilobite ? Mon ammonite est-elle plus utile que ton foraminifère ? Et bien, pour l’Anthropocène, c’est la même chose ! Faut-il fixer une limite ancienne (à l’échelle de l’homme), par exemple au Néolithique lorsque l’humanité commença à défricher la forêt pour y faire pousser du blé et du riz ? Ou un peu après l’arrivée des européens en Amérique, arrivée suivie par l’extermination des populations (maladies et guerres), par la diminution des surfaces cultivées et par le retour des forêts qui, fixant plus de CO2, modifièrent légèrement le climat mondial (Lewis & Maslin, 2015) ? Ou quelque part durant le 19ème siècle pendant la Révolution Industrielle et le début de la libération de CO2 en grande quantité dans l’atmosphère ? Voire en 1769, la date où James Watt a déposé le brevet de la machine à vapeur ? («un choix qui serait maladroit» me disait récemment un membre du Groupe de travail sur l’Anthropocène, car on ne peut tout de même pas situer le début d’un impact négatif de l’homme sur le « Système Terre » en plein Siècle des Lumières.) Ou alors une date très récente ? Celle qui semble retenir l’attention est 1945, année de la première explosion nucléaire car cet événement est facile à repérer dans les sédiments déposés depuis cette époque.

Et bien pour moi, tout ça c’est du pareil au même ! Certes, ces actions sont de nature très différente et leurs conséquences sur notre planète ne sont pas équivalentes. Si je mets tous ces événements dans le même panier, c’est qu’à l’échelle géologique ils sont tous contemporains. La datation des événements géologiques, y compris les limites entre étages et entre périodes, souffre toujours d’une marge d’erreur qui est généralement de plusieurs dizaines de milliers d’années. Il est vrai que plus on se rapproche du présent, plus la précision augmente (il existe une stratigraphie fine du Quaternaire). Mais tout de même ! Palabrer sur des événements qui se sont produits il y a quelques décennies ou quelques siècles, c’est intéressant pour les historiens mais pour un géologue, c’est comme pisser dans un violon. En fait, comme le montre la nature des débats, le choix de la limite dépend essentiellement de la spécialité du scientifique qui la propose. Ça fait sens (comme dirait mon collègue John Smith) car on parle généralement mieux de ce qu’on connaît le mieux, en théorie en tout cas. Si Paul Crutzen, le chimiste à l’origine du concept d’Anthropocène, penche plutôt pour une date en lien avec la concentration de CO2 dans l’atmosphère, un géochimiste sera probablement plus sensible aux radionucléides généreusement dispersés dans la nature depuis 1945.Il faut dire que dans le groupe de travail sur l’Anthropocène, à part son président Jan Zalasiewicz et quelques membres qui sont géologues, la majorité des autres ont des profils variés mais rarement en lien direct avec la stratigraphie (biologistes, archéologues, anthropologues, écologues, sociologues,climatologues, historiens, etc.). Et le paléontologue des vertébrés alors, quelle date choisirait-il ? D’abord, disons-le tout net, on ne lui pose pas la question au paléovertébriste, car son avis n’apporte rien d’intéressant sur des questions aussi graves. Mais si on l’interrogeait quand-même, peut-être proposerait-il une date vers 50 000 ans ou 14 000 ans lorsque les humains arrivèrent respectivement en Australie et en Amérique du Nord et contribuèrent très probablement à l’extinction de la mégafaune de ces continents ? Mais 50 ou 14 000 ans, ce sont des dates déjà plus anciennes que le début de l’Holocène, la dernière période du tableau officiellement admise et qui démarre vers 11 700 ans ! Eh oui, à ces époques reculées, les hommes sauvages (mais pas toujours bons, désolé Jean-Jacques), influençaient déjà leur environnement de manière importante, en tout cas pour le paléontologue qui étudiera la mégafaune quaternaire dans quelques millions d’années.

Là, me dirait peut-être Clive Hamilton, un philosophe australien défenseur du concept d’Anthropocène, tu es en train de tout mélanger. Tu confonds ce qui se passe au niveau environnemental et ce qui se passe au niveau du « Système Terre ». Il rajouterait : le « Système Terre » est un système total alors que les questions environnementales portent sur des sujets locaux et n’influencent pas l’ensemble de notre planète (Hamilton, 2015). On ne joue pas dans la même cour en quelque sorte ! Pourtant la géologie, en tout cas les branches de cette discipline concernées par un éventuel Anthropocène, est bel et bien la science qui décrypte les phénomènes environnementaux, qu’ils soient d’origine biotique ou abiotique, phénomènes que l’on retrouve ensuite enregistrés dans les roches. Donner au « Système Terre » une signification plus importante que la somme de ses constituants, c’est un peu aller faire du gringue à la mère Gaïa. Et on se rappelle qu’elle n’a pas produit que de bonnes choses pour la science celle-là.

Mais la question centrale est ailleurs. Le problème, comme esquissé plus haut, est que quelle que soit la date retenue pour faire démarrer l’Anthropocène, on se situe dans une échelle de temps incommensurablement courte par rapport aux événements que les géologues traitent habituellement. Si l’on considère l’impact de la météorite de la fin du Crétacé, qui est à l’origine un événement d’une durée de quelques secondes seulement, les conséquences de cet impact s’étalent sur plusieurs centaines ou milliers d’années. Ça ne justifie pas pour autant que les géologues fassent de la durée de l’impact et de ses conséquences « immédiates » une période géologique. Le départ d’une nouvelle période (le Paléogène), oui, mais pas une période à part entière. Par comparaison, nous sommes peut-être à l’intérieur même d’un « impact », pas météoritique cette fois mais humain, et dont les conséquences environnementales dureront quelques milliers d’années encore. Peut-être est-ce là l’aube d’une nouvelle période (quel que soit la date retenue pour son démarrage) mais ça, nous ne le saurons que dans quelques dizaines de milliers d’années, au mieux…

Nous sommes juste, peut-être et pour quelques milliers d’années encore, à l’intérieur du trait noir qui sépare deux périodes sur une échelle des temps géologiques. Et s’il faut déjà donner un nom à la période qui suivra ce trait de plume, alors l’Holocène fera très bien l’affaire (quitte à rajeunir sa date de commencement si vraiment c’est nécessaire).

L’Anthropocène est un concept riche pour les sciences environnementales et sociales (voir par exemple l’intéressante utilisation qu’en fait l’anthropologue Philippe Descola dans l’étude des relations nature – culture chez l’homme) et également un concept utile pour sensibiliser un large public à notre situation environnementale. Mais pourquoi vouloir en faire une période de temps reconnue par la communauté des géologues ? Pour le rendre plus « respectable » parce que validée par une sous-commission, une commission et éventuellement une bénédiction papale ? C’est aussi prendre le risque, paradoxalement, de détourner le public de ce qui se passe actuellement au niveau environnemental. Car, bien que l’humanité soit à l’origine même de sa raison d’être, l’Anthropocène ainsi sanctifié par les géologues risque d’échapper au « temps des hommes » (un temps qui se compte en années ou en décennies, à la mesure des décisions fondamentales que doivent prendre nos sociétés) pour rejoindre un « temps planétaire » (qui se compte en centaines de milliers d’années au bas mot) qui deviendra, dans les esprits, détaché et inaccessible aux actions des hommes.

Il est très important que des ponts s’établissent entre les disciplines scientifiques afin de traiter de manière globale des problématiques générales (voir par exemple la Plateforme Société Nature de l’université de Lausanne qui traite notamment de la question de l’Anthropocène). Mais si les disciplines s’approprient, sans les adapter, les concepts et les méthodes de leurs disciplines voisines, le danger est alors grand que les discussions deviennent incompréhensibles.

 

Références :

Hamilton C. 2015. Getting the Anthropocene so wrong. The Anthropocene Review 2(2): 102– 107

Lewis S. & Maslin M. 2015. Defining the Anthropocene. Nature 519: 171–180.

 

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Publié dans : Anthropocène

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4 Réponses pour “L’Anthropocène : une catastrophe ?”

  1. Jacques PRESTREAU dit :

    Bonjour Lionel, bonjour à tous. A mon avis, AU MIEUX on pourrait parler d’étage (un étage « anthropien »?) faisant partie de l’époque Holocène mais certainement pas parler d’une nouvelle époque « Anthropocène ». On ne sait même pas si l’espèce Homo sapiens survivra plus de quelques millions d’années (elle n’atteint même pas encore un demi-million d’années)… alors que la durée moyenne d’existence d’une espèce vertébrée est déjà nettement plus longue vu qu’elle se compte en millions d’années au pluriel ! La présence humaine sur Terre ne sera peut-être à l’échelle géologique qu’un feu de paille, intense peut-être, et peut-être même brûlant… mais de la durée d’un feu de paille. Et après sa disparition il ne laissera plus guère de traces géologiques dans le sol après quelques milliers d’années, le lent dépôt sédimentaire restant la majeure action permanente à l’échelle géologique, et même la biodiversité dans la biosphère se rétablirait probablement plus rapidement qu’on ne l’imagine. Alors un étage « anthropien » peut-être, et encore… mais une époque « anthropocène » certainement pas ! Je pense que dans cette idée qui court surtout dans les milieux politiques et économiques que réellement dans le monde scientifique (même au coeur des commissions de l’UIGS) … il y a plus d’orgueil humain (un chant du cygne?) que de véritable raison. A mon avis la seule trace qu’il restera de la présence humaine dans quelques millions d’années c’est une soudaine sixième extinction de biodiversité puis un retour « rapide » à une nouvelle biodiversité dès la disparition de l’espèce H. sapiens (la brièveté de cette extinction entraîne donc plutôt simplement un étage en stratigraphie qu’une époque) mais aucunement un changement réel de la nature même des couches.

    Les tenants et aboutissants de l’affaire ne sont donc certainement pas véritablement scientifiques mais plutôt politiques et « philosophiques » : bref, une manifestation de l’orgueil humain du même genre que celle de l’échelle verticale au XIX° siècle qui voulait impérativement faire de l’homme l’espèce la plus importante en haut de cette « échelle ».

  2. massot philippe dit :

    Bonjour à tous, j’en suis resté bon Rouennais, pour sourire à « L’entrepôt-Seine »…mais j’en tiens une couche. En bref, géologiquement, cette nouvelle appellation marque l’utilisation intensive des « energies fossiles » et ne justifie en aucun cas, d’être une époque géologique.

  3. [...] Anthropocène : le terme n’est pas nouveau, déjà utilisé vers la fin XXème siècle. Le débat qu’il fait naître l’est beaucoup plus, lancé au début de la décennie. Et ces derniers temps les médias en général et la presse scientifique en particulier se sont emparés du sujet : doit-on rajouter sur notre échelle des temps géologiques, une nouvelle époque ? Doit-on rajouter une nouvelle période après la période Quaternaire ou un troisième étage à l’intérieur du Quaternaire, après le Pléistocène et l’Holocène ? Ce nouvel intervalle de temps serait donc l’Anthropocène, néologisme issu du grec anthropos qui signifie « être humain » et kaisos, « nouveau ».Par Lionel Cavin. Le Dinoblog, 01.02.2016"En avril 2016 se tiendra à Oslo une réunion importante du « Groupe de travail sur l’Anthropocène ». Ce groupe fait partie de la Sous-commission du Quaternaire, qui fait partie de la Commission internationale de stratigraphie, qui fait partie de l’Union internationale des sciences géologiques…"(…) "… L’Anthropocène est un concept riche pour les sciences environnementales et sociales (voir par exemple l’intéressante utilisation qu’en fait l’anthropologue Philippe Descola dans l’étude des relations nature – culture chez l’homme) et également un concept utile pour sensibiliser un large public à notre situation environnementale. Mais pourquoi vouloir en faire une période de temps reconnue par la communauté des géologues ?"(…)Références :Hamilton C. 2015. Getting the Anthropocene so wrong. The Anthropocene Review 2(2): 102– 107Lewis S. & Maslin M. 2015. Defining the Anthropocene. Nature 519: 171–180.  [...]

  4. [...] Anthropocène : le terme n’est pas nouveau, déjà utilisé vers la fin XXème siècle. Le débat qu’il fait naître l’est beaucoup plus, lancé au début de la décennie. Et ces derniers temps les médias en général et la presse scientifique en particulier se sont emparés du sujet : doit-on rajouter sur notre échelle des temps géologiques, une nouvelle époque ? Doit-on rajouter une nouvelle période après la période Quaternaire ou un troisième étage à l’intérieur du Quaternaire, après le Pléistocène et l’Holocène ? Ce nouvel intervalle de temps serait donc l’Anthropocène, néologisme issu du grec anthropos qui signifie « être humain » et kaisos, « nouveau ». Par Lionel Cavin. Le Dinoblog, 01.02.2016 "En avril 2016 se tiendra à Oslo une réunion importante du « Groupe de travail sur l’Anthropocène ». Ce groupe fait partie de la Sous-commission du Quaternaire, qui fait partie de la Commission internationale de stratigraphie, qui fait partie de l’Union internationale des sciences géologiques…"(…) "… L’Anthropocène est un concept riche pour les sciences environnementales et sociales (voir par exemple l’intéressante utilisation qu’en fait l’anthropologue Philippe Descola dans l’étude des relations nature – culture chez l’homme) et également un concept utile pour sensibiliser un large public à notre situation environnementale. Mais pourquoi vouloir en faire une période de temps reconnue par la communauté des géologues ?"(…) Références :Hamilton C. 2015. Getting the Anthropocene so wrong. The Anthropocene Review 2(2): 102– 107Lewis S. & Maslin M. 2015. Defining the Anthropocene. Nature 519: 171–180.  [...]

  5. Julien dit :

    L’anthropocène c’est une ensemble de changements rapide du climat, de la biodiversité et des environnements de dépot. L’anthropocène n’est donc pas un étage, c’est une fin d’étage, une crise, comme la crise K-T. Etant donné sa définition, vouloir faire de l’anthropocène un étage c’est comme vouloir faire du premier millimètre de la limite K-T un étage à part entière… Ca n’a pas de sens.

  6. [...] Anthropocène : le terme n’est pas nouveau, déjà utilisé vers la fin XXème siècle.  [...]

  7. [...] Anthropocène : le terme n’est pas nouveau, déjà utilisé vers la fin XXème siècle. Le débat qu’il fait naître l’est beaucoup plus, lancé au début de la décennie.  [...]

  8. PESY dit :

    Affiner entre le début ou le milieu du XIX eme !!!! Quand toutes les autres « Frontières » ou « limites » font des milliers d’années !!!