Le Dinoblog

La paléontologie dans tous ses états, par l'équipe du musée des dinosaures

Là-haut sur la montagne, l’était un cœlacanthe

Le 10 mars 2014 par Lionel Cavin

La Suisse est presque entièrement recouverte de montagnes. Elles sont hautes, immobiles, solides. Elles donnent à ce pays une impression d’éternité pouvant faire croire à ses habitants qu’ils sont au-dessus du monde, comme protégés par ces pics qui bloquent le regard et, parfois les pensées. De véritables murailles en quelque sorte. Mais quelle erreur ! Les montagnes ne sont pas les entrailles dressées vers le ciel d’une Terre refroidissante ou contractée. Les forces qui ont soulevé des roches à plus de 4000 mètres dans les Alpes sont essentiellement le résultat de mouvements de charriage horizontaux. Les chaînes montagneuses sont des empilements de grandes masses de roches qui « glissent » les unes sur les autres sous l’effet des mouvements horizontaux des plaques tectoniques et non pas, comme on le croyait autrefois, le produit de poussées verticales.

Il y a environ 80 millions d’années, le territoire de la Suisse s’étendait sur près d’un millier de kilomètres du nord au sud. Il comprenait deux océans, quelques belles îles tropicales et même un morceau du continent nord-africain. Il s’est ensuite rétrécit de 5 fois sous la pression de l’Afrique contre l’Europe et se retrouve maintenant ratatiné au milieu de ce continent. Dommage que les habitants de ce petit pays oublient parfois l’origine si vaste et diverse de leur sous-sol lorsqu’ils doivent décider de l’origine de leur population. Mais le temps de la géologie et le temps de la politique ne se mesurent pas avec les mêmes montres.

La nappe de Silvretta est l’une de ces unités tectoniques déplacées. Elle provient du domaine austroalpin issu du continent Adria, situé à l’époque au sud de l’océan Téthys, et forme le sommet de la « pile alpine » présent à l’est de la chaîne. En Suisse, on peut l’observer dans le canton des Grisons où elle expose des roches sédimentaires du Trias. Depuis 25 ans, des collègues de l’Université de Zürich effectuent des fouilles dans ces dolomies à 2900 mètres d’altitude.

Fouilles sur le site de Ducanfurgga situé à 2900 mètres d’altitude dans les alpes grisonnes, à l’est de la Suisse (© H. Furrer)

Heinz Furrer, conservateur du musée de paléontologie de l’Université de Zürich, a engagé et supervise ces recherches. Depuis quelques années c’est Christian Obrist, paléontologue amateur chevronné, qui poursuit une grande partie des travaux, souvent en solitaire dans la montagne. Pour les amoureux de rudes aventures, ces fouilles n’ont pas grand-chose à envier aux expéditions menées en Mongolie ou en Amazonie. L’été est court à ces altitudes et la neige n’hésite pas, en plein mois d’août, à recouvrir de son manteau immaculé les dalles sombres, mais néanmoins fossilifères, d’un site nommé Ducanfurgga. Les efforts en valent la chandelle, voire parfois un petit rhume.

Christian Obrist au travail sur le site en plein mois d’août (© C. Obrist)

Une riche faune de plantes et d’invertébrés, notamment des bivalves, des gastéropodes, des crustacés, mais également des reptiles et des poissons osseux à nageoires rayonnées (des actinoptérygiens) y ont été découverts. L’objet de notre billet du jour est un poisson osseux, mais sans nageoires rayonnées. Chez lui les nageoires paires sont charnues et s’articulent en un seul point des ceintures. Vous l’avez reconnu ? Oui, il s’agit d’un cœlacanthe ! Bien que ces poissons aient été plus abondants au Trias qu’ils ne le sont aujourd’hui (1 genre avec 2 espèces, difficile de faire pire), ils restent un élément rare des faunes aquatiques du Trias.

 

Squelette du coelacanthe cf. Ticinepomis peyeri

Après 240 heures de travail de préparation du fossile par Christian Obrist, le spécimen révèle son anatomie : on y observe une bonne partie de la colonne vertébrale, des fragments de nageoires et le crâne dans son ensemble mais… préservé en vue ventrale. Et sous le crâne des poissons, on trouve les branchies. Nous avons là un spécimen qui expose très bien son appareil branchial, rarement préservé chez les fossiles de cœlacanthes, mais pas du tout son toit crânien où se trouve la majorité des particularités qui caractérisent les différentes espèces du groupe. Nous avons pu décrire en détail l’appareil branchial de la bête, mais nous avons eu du mal à lui donner un nom. Et c’est seulement grâce aux mandibules, préservées en vue latérale, que nous avons pu la rapprocher d’une espèce décrite il y a près de 30 ans du célèbre gisement du Monte San Giorgio situé plus au sud, à cheval sur la frontière italo-helvétique : Ticinepomis peyeri.

Vue ventrale du crâne de cf. Ticinepomis peyeri montrant son appareil branchial (coloré)

Notre cœlacanthe vivait il y a environ 240 millions d’années quelque part dans une mer tropicale. Puis son cadavre, déposé dans le fond d’un lagon, s’est fossilisé et a parcouru avec la nappe de Silvretta quelques centaines de kilomètres vers le nord (on ajoute aux mouvements des plaques elles-mêmes le déplacement du charriage de la nappe) et s’est élevé verticalement de 3 kilomètres pour réapparaître dans le paysage caillouteux des alpes grisonnes. En voilà encore un qui n’est pas vraiment de chez nous !

Signalons pour terminer que l’article dans lequel est décrit ce fossile fait partie d’un numéro du Swiss journal of Geosciences consacré à la mémoire du Professeur Jean-Pierre Berger, décédé en janvier 2012. Ce volume regroupe 22 articles de paléontologie dont beaucoup traitent des multiples spécialités de Jean-Pierre (vous trouverez la liste ici, y compris un article décrivant un reptile marin, Macrocnemus obristi, découvert dans le même site que le cœlacanthe.) Il aurait fallu beaucoup plus d’articles, sur des sujets très divers et également non-paléontologiques, pour pouvoir refléter complètement la personnalité de notre regretté ami.

 

Professeur Jean-Pierre Berger, décédé en 2012

Références :

Cavin, L., Furrer, H., & Obrist, C. New coelacanth material from the Triassic of eastern Switzerland, and comments on the diversity of Post-Palaeozoic coelacanths Swiss Journal of Geosciences, 106 (2): 161-177.

Quelques références sur le gisement du Trias moyen des Grisons :

Bürgin T. 1999. Middle Triassic marine fish faunas from Switzerland. In: Arratia G. & Schultze H.-P (eds). Mesozoic Fishes 2: Systematics and the Fossil Record. Proceedings of the International Meeting Buckow, 1997. Verlag Dr. Friedrich Pfeil: 481-494.

Bürgin T., Eichenberger U. , Furrer H.  & Tschanz K.  1991. Die Prosanto-Formation – eine fischreiche Fossil-Lagerstätte in der Mitteltrias der Silvretta-Decke (Kanton Graubünden, Schweiz. Eclogae Geologicae Helvetiae, 84: 921-990.

Furrer H. 2009. So kam der Fisch auf den Berg – Eine Broschüre über die Fossilfunde am Ducan. Bündner Naturmuseum Chur und Paläontologisches Institut und Museum, 2. aktualisierte Auflage, 32 pp.

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Publié dans : fossiles vivants,Nouveautés,Poissons fossiles

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3 Réponses pour “Là-haut sur la montagne, l’était un cœlacanthe”

  1. Médard dit :

    >> Oui, il s’agit d’un cœlacanthe ! Bien que ces poissons aient été plus abondants au Trias qu’ils ne le sont aujourd’hui (1 genre avec 2 espèces, difficile de faire pire), ils restent un élément rare des faunes aquatiques du Trias.

    Ben, le genre Homo, une seule espèce, SJNMA ;-)

    • Lionel Cavin dit :

      Il y a passablement de genres qui n’ont qu’une ou deux espèces. Ce qui différencie Latimeria (le coelacanthe actuel) d’Homo (et de la majorité des vertébrés au passage), c’est « l’originalité évolutive » du premier par rapport au second. Si, dans le buisson du vivant, vous voulez coupez la plus longue branche possible au-bout de laquelle se trouve Homo, et seulement lui (je parle des genres actuels uniquement), votre branche sera très courte, quelques millions d’années au plus. Si vous faites le même exercice avec Latimeria, vous devrez vous enfoncer dans le buisson pour couper une branche de plus de 400 millions d’années. La branche de même longueur qui porte Homo supporte également quelques milliers d’autres genres.La branche (ou le clade) qui porte Latimeria est donc un peu rachitique, et c’est aussi ce qui fait son intérêt.

  2. [...] La Suisse est presque entièrement recouverte de montagnes. Elles sont hautes, immobiles, solides.  [...]