Le Dinoblog

La paléontologie dans tous ses états, par l'équipe du musée des dinosaures

On a retrouvé la grand-mère du polyptère !

Le 3 avril 2018 par Lionel Cavin

Un poisson de base, le poisson rouge de votre bocal ou le maquereau de votre assiette, est généralement pourvu de sept ou huit nageoires : cinq sont sur le ventre, une ou deux sur le dos et une, tout au bout du corps, qui lui sert de queue. Mais quelques chanceux en ont beaucoup plus comme les polyptères. Leur nom signifie, je vous le donne en mille, « celui aux nombreuses nageoires » car ces poissons portent sur le dos une longue série de petites nageoires piquantes. Malgré l’apparence originale de ces animaux, donc plutôt facile à reconnaître sous forme de fossiles, on ne connaît pas grand-chose de leur histoire évolutive. Considérés comme les plus primitifs des poissons vivants à nageoires rayonnées (c’est-à-dire les actinoptérygiens), on s’attendrait à trouver leurs fossiles dans des roches au moins trois fois plus âgées que celles qui contiennent leurs plus anciens fossiles. Mais voilà, rien à faire, la grand-mère des polyptères se terre. Enfin, c’était vrai jusqu’à une date récente car il semble bien que l’aïeule tant recherchée se planquait quelque part sous terre au cœur de l’Asie, la petite coquine. Elle aurait été aperçue dans des roches vieilles de 200 à 250 millions d’années, ce qui est tout de même plus respectable que les 100 petits millions d’années correspondant à l’âge du plus vieux fossile connu jusqu’ici.

C’est le naturaliste Geoffroy de Saint-Hilaire qui a découvert il y a près de 200 ans pour la première fois un polyptère vivant en Egypte. Plus précisément, disons qu’il l’a fait découvrir à la science occidentale car ça faisait belle lurette que les égyptiens fréquentaient l’animal. Geoffroy accompagnait alors, avec de nombreux autres scientifiques, le général Bonaparte dans sa campagne d’Egypte.

Bonaparte et ses savants sur le pont de l’Orient en route pour l’Égypte (je ne sais pas lequel est Geoffroy, mais Bonaparte est celui qui lève de doigt et qui a la plus jolie chaise).

Saint-Hilaire écrit en 1829 : « Je n’aurais découvert en Égypte que cette seule espèce (le polyptère) qu’elle me dédommagerait des peines qu’un voyage de long cours entraîne ordinairement ; car je ne connais pas d’animal plus singulier, plus digne de l’attention des naturalistes, et qui, montrant combien la nature peut s’écarter de ses types ordinaires soit plus susceptible d’agrandir la sphère de nos idées sur l’organisation. » Il n’y a pas de doute, ce poisson est spécial ! Laissons Geoffroy poursuivre : « il tient des serpents par son port, sa forme allongée et la nature de ses tégumens ; des cétacés, en ce qu’il est pourvu d’évens ou d’ouvertures dans le crâne, par où s’échappe l’eau qui a été portée sur les branchies; et des quadrupèdes, par des extrémités analogues aux leurs, les nageoires ventrales et pectorales étant placées à la suite de prolongations charnues. » Là, notre savant exagère un peu lorsqu’il compare le poisson aux baleines par la présence d’évents. Le polyptère a bien des ouvertures situées sur le crâne, mais ce sont des spiracles, c’est-à-dire des ouvertures situées au-dessus des branchies qui sont présentes chez de nombreux poissons. Mais elles n’ont rien à voir avec les évents des baleines qui sont des narines remontées au-dessus de la tête. Le savant a cependant bien remarqué d’autres caractères particuliers du poisson, notamment la forme spéciale de ses nageoires. Leur structure a trompé les naturalistes qui ont longtemps rangé l’animal aux côtés des dipneustes, des poissons à poumons et à nageoires charnues qui sont les plus proches cousins des vertébrés à pattes, les tétrapodes.

La magnifique planche sur le polyptère extraite de l’ouvrage de Geoffroy Saint-Hilaire

On sait maintenant que le lien de parenté entre polyptères et dipneustes (et donc, indirectement, entre polyptères et nous, les humains) est faux. Le polyptère est bien un poisson à nageoires rayonnées (un actinoptérygien), comme le sont la truite et l’hippocampe. Mais il est le plus primitif d’entre eux. Sachant que « primitif » est un terme parfois considéré comme un gros mot aussi dégoutant que « fossile vivant », disons plutôt que le polyptère appartient à la lignée vivante d’actinoptérygiens qui s’est détachée en premier de tous les autres membres de ce groupe. Il est donc situé au bout d’une très longue branche qui, si on examine les fossiles d’actinoptérygiens dans leur ensemble, devrait remonter au Dévonien, soit il y a 400 millions d’années.

Revenons à nos fossiles car c’est là qu’est le hic. Les plus anciens fossiles de polyptères bien reconnaissables sont des petits jeunots d’à peine 100 millions d’années. Ils ont été découverts dans les roches du Crétacé des Kem Kem au Maroc. Ces sédiments sont connus pour leur faune de vertébrés, en particulier les spinosaures. Certains de ces polyptères étaient plutôt petits, comme le rikiki Serenoichthys (ce n’est pas la taille corporelle de Paul Sereno, paléontologue américain de taille tout à fait moyenne, qui a conduit Didier Dutheil à lui dédier le genre) et d’autres très gros, comme l’atteste des fragments de Bawitius, un polyptère qui devait mesurer dans les 3 mètres de longueur.

Un spécimen du petit polyptère Serenoichthys kemkemensis découvert dans le Kem Kem, Crétacé du Maroc (Dutheil, 1999)

Certains paléontologues se doutaient bien que des ancêtres plus anciens des polyptères devaient se cacher au sein des « paléonisciformes », des poissons qui forment un ensemble artificiel du Paléozoïque et du Trias. Et c’est effectivement dans ce groupe qu’a été retrouvée récemment la grand-mère du polyptère (ou peut-être le grand-père, car les poissons fossiles sont généralement, mais pas toujours, difficile à sexer). L’histoire démarre il y a quelques années, en 1978, lorsque monsieur Su décrivit un poisson sous le joli nom de Fukangichthys longidorsalis. Le fossile provenait du Trias moyen du Xinjiang, dans l’ouest de la Chine. Plus tard, madame Sytchevskaya définit un groupe entier de poissons, un ordre, qu’elle appela Scanilepiformes et qui contient notamment le fameux Fukangichthys avec d’autres genres du Trias d’eau douce d’Asie centrale. Plus récemment, monsieur Xu et ses collaborateurs ont re-décrit Fukangichthys plus en détail.

Reconstitution de Fukangichthys longidorsalis (Xu et al., 2014)

 

Et voilà qu’en 2017 madame Giles et monsieur Xu, accompagnés de messieurs Near et Friedman, ont eu l’idée de placer un fossile de Fukangichthys dans un micro CTscan. Cette machine nous fait voir des choses là où il n’y a apparemment rien à voir en saucissonnant les fossiles avec des images par rayons-X afin et en reconstituant un modèle 3D de l’objet caché. Cet appareil, qui transforme les rogatons en perles rares, a une fois encore produit des merveilles. En l’occurrence, il a révélé des ossements situés tout au fond de la boîte crânienne de notre Fukangichthys.

Anatomie crânienne comparée de Fukangichthys longidorsalis en haut et du polyptère Erpetoichthys calabaricus en bas (Giles et al., 2017)

En examinant de près la forme et la disposition de ces ossements, et en les comparant à ce qu’on connaît chez d’autres poissons à l’aide d’une analyse cladistique, les auteurs de l’étude réalisèrent que Fukangichthys s’inscrit dans la lignée du polyptère. Voilà enfin la grand-mère tant recherchée ! Une conséquence secondaire de cette découverte est que les polyptères ne sont peut-être pas aussi primitifs qu’on le pensait (bien qu’ils demeurent les plus primitifs des actinoptérygiens actuels) et que, par conséquent, l’ancêtre commun de tous les actinoptérygiens vivants n’est pas aussi ancien qu’on le pensait. Il serait plus jeune d’une trentaine de millions d’années et aurait vécu au Carbonifère plutôt qu’au Dévonien, soit il y a environ 340 millions d’années.

Petit détail intéressant, souligné par les auteurs eux-mêmes bien qu’ils ne s’y attardent pas, c’est que plusieurs personnes avaient déjà proposé, il y a plus d’une vingtaine d’années, une parenté possible entre cet ordre de poissons éteints, les Scanilepiformes, et les polyptères. Mais les résultats de ces chercheurs et chercheuses, dont madame Sytchevskaya déjà mentionnée (Sytchevskaya 1999), ne reposaient ni sur de belles images tomographiques ni sur des analyses cladistiques. Ils sont donc passés à l’as, ou presque, contrairement à l’étude mentionnée ici qui a bénéficié des ors de la revue Nature. En science les bonnes idées ne suffisent pas toujours, il faut aussi soigner l’emballage !

Références :

Dutheil, D.B., 1999. The first articulated fossil cladistian: Serenoichthys kemkemensis, gen. et sp. nov., from the Cretaceous of Morocco. Journal of Vertebrate Paleontology, 19(2), pp.243-246.

Xu, G.H., Gao, K.Q. and Finarelli, J.A., 2014. A revision of the Middle Triassic scanilepiform fish Fukangichthys longidorsalis from Xinjiang, China, with comments on the phylogeny of the Actinopteri. Journal of Vertebrate Paleontology, 34(4), pp.747-759.

Giles, S., Xu, G.H., Near, T.J. and Friedman, M., 2017. Early members of ‘living fossil’ lineage imply later origin of modern ray-finned fishes. Nature, 549(7671), p.265.

Sytchevskaya EK. Freshwater fish fauna from the Triassic of Northern Asia. Mesozoic fishes 2. 1999;2:445-68.

 

 Fiche à télécharger ici

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Publié dans : Dinoblog,Evolution,Nouveautés,Paléoichnologie,Poissons fossiles

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2 Réponses pour “On a retrouvé la grand-mère du polyptère !”

  1. Meunier dit :

    Super article ! J’ai vu mon premier polyptère bien vivant le week-end dernier à l’Aquarium de la Porte Dorée (que d’émotions !)
    En revanche, ce n’est pas plutôt Bawitius le nom du gros poly fossile ?

  2. Lionel Cavin dit :

    Oui, il s’agit bien de Bawitius, et non pas Bawichthys. Mes doigts ont fourché sur le clavier… Merci bien!
    Je ne suis pas aquariophile, mais on m’a dit que ce n’était pas très compliqué de garder des polyptères en aquarium. Cependant, il semblerait que l’activité de ces bêtes ne soient pas débordante et il faut en général se contenter de les regarder se prélasser sur le fond. L’aquarium de la Porte Dorée est très sympa, notamment parce qu’il ne présente pas que les sempiternelles cichlidés et autres poissons des récifs, mais aussi des espèces plus « primitives » (et souvent plus calmes).